#RDVAncestral Aux confins de ma généalogie


Une fois n’est pas coutume, un peu souffrante, je suis alitée… l’ennui me gagne mais la fièvre m’interdit tout mouvement… mon esprit commence à ruer dans les brancards et s’échappe brusquement, laissant mon malheureux corps à sa souffrance… mais bientôt il ralentit sa course… lui, d’habitude si téméraire est inquiet, il se heurte à une sombre brume épaisse qui masque la vue et assourdi les bruits, il traverse un courant d’air si glacé que l’onde de froid arrive jusqu’à mon corps qui est habituellement serein lors des escapades de mon esprit mais qui aujourd’hui reste sur la défensive, en alerte, prêt à le rapatrier en urgence…

 Que sont ces sons effrayants ? Des rugissements de bêtes fauves, les aboiements surnaturels de Cerbère ou, peut-être, le bruit du souffle brûlant de Béhémoth associé à celui de Léviathan que j’imagine dotés de dents longues comme des défenses d’éléphants et de griffes géantes affûtées comme des lames de rasoir ? Ah là là ! Que suis-je venue me perdre si loin dans le temps ? Que puis-je comprendre de cette époque obscure ? Je ne verrai jamais les traits de mon hôte, je ne distinguerai même pas sa silhouette… pourtant il est là… je sens son esprit, autant sur le qui-vive que le mien mais la curiosité l’emporte sur la méfiance…

Grand Mont Ruan - Cirque du Fer à Cheval

La montagne s’élève, austère, majestueuse, inviolable, infranchissable… La vie suit les saisons, l’humain se plie aux caprices de la nature qui règne en maître absolu sur toute forme de vie… les dangers, les maladies, les accidents et la mort sont intimement liés à l’existence… les populations luttent contre les éléments pour assurer le quotidien… chacun à la conviction qu’il n’est qu’un maillon sur la grande chaîne de la vie, on est le fils de son père et le père de son fils, depuis toujours et cela doit continuer… tout seul, on n’est rien… En 940, lors de l’invasion de la région par les Sarrasins, les seigneurs des lieux s’allient, une fois n’est pas coutume, sous la bannière de Conrad le Pacifique, qui règne alors sur la Bourgogne, pour refouler l’envahisseur… Son successeur, Rodolphe le Fainéant perdra toute autorité sur la région… Une page d’histoire vient d’être définitivement tournée…

Monogramme et sceau de Rodolphe III en 996

Plus forts, plus intelligents… je ne suis pas loin de penser, en tous les cas je l’écris, plus inconscients, plus fous que les autres hommes… certains, affranchis de la tutelle devenue très légère d’un empereur trop lointain, se sont dressés face à cette écrasante puissance naturelle… le Faucigny est né… les Faucigny vont traverser les siècles…

Parce que c’est bien vous, Aymerard, vous qui avez vécu vers l’an 1000, qui avez laissé des traces tangibles de votre ascendant sur vos contemporains. Le nom de votre épouse, Aalgirt, est également parvenu jusqu’à nous parce qu’il est associé pour l’éternité au votre, sur des chartes datant peut-être de l’an 1026, immortalisant des tractations avec l’évêque de Lyon au sujet de terres ayant appartenu aux Genève. Les historiens, s’ils reconnaissent tous votre existence en cette époque lointaine, ne sont pas d’accord sur votre rôle dans l’histoire ni même sur vos origines… Certains vous considèrent comme un obscur personnage sorti de nulle part, d’autres vous situent vassal des Genève… mais c’est ne pas tenir compte du fait que le nom de Faucigny est au moins aussi ancien que celui des Genève… D’où venez-vous Emerard ? D’où viennent l’or et les pierreries que votre puissante famille, au fil des siècles qui vont suivre, va utiliser pour fonder abbayes et monastères, acheter terres et paix ? Car oui, vos descendants -pour vous personnellement, on ne sait rien- n’utiliseront les armes que lorsque négociations et argent ne suffiront pas à convaincre leurs belliqueux contemporains d’accéder à leurs désirs.

Une particularité est liée à votre personne, il est dit et admis que ce n’est pas une terre qui vous a donné un nom mais que c’est le nom de votre famille qui est devenu celui du pays sur lequel vous régnez sans partage. Vous ne pouvez pas, opportuniste, surgir du néant et marier votre fils Louis à Thetberge, fille (certains disent sœur) de Rodolphe de Rheinfelden, maître du royaume de Souabe et du royaume de Bourgogne. Sans pour autant ternir votre prestige je pense, comme d’autres d’ailleurs, que votre père -et sans doute plusieurs générations d’ancêtres avant lui- avait déjà préparé le terrain semant les graines dont vous avez commencé à ramasser les fruits en arrangeant le beau mariage de votre fils puis ce dernier, continuant l’œuvre de ses prédécesseurs, saura élever l’un de ses fils, votre petit-fils donc, à la dignité d’évêque de Genève… comment, sortie de nulle part, votre famille, en si peu de temps en fait, aurait-elle pu arriver à un niveau si élevé alors même qu’il était si difficile, voir impossible, de sortir de sa condition à cette époque révolue surtout qu’au lendemain du Concile de Sutri (1046) et jusqu’au Concile de Latran (1124), les Evêques n’étaient-ils pas nommés sous le contrôle de l’Empereur qui comptait sur les prélats pour relayer son autorité ? En se réclamant du pouvoir impérial, les Faucigny ne pouvaient-ils pas se prévaloir d’un certain ascendant sur leurs rivaux, les comtes de Genève ? Les hypothèses les plus folles ont été avancées comme celle où on vous présente comme l’héritier des souverains de Kent ou celle où vous seriez le fils d’un dignitaire ecclésiastique du diocèse d’Arles… L’un de vos descendants, le prince de Lucinge, en 1914 apportera même quelques détails en prétendant que les Faucigny avaient une origine commune avec les sires de Féternes, tous étant issus des « vicomtes de Savoie ( ?)», eux-mêmes tirés de Louis III l’Aveugle… Sans doute certains doivent aussi vous faire descendre d’Adam et Eve… mais je vois que déjà vous froncez les sourcils, vous avez du mal à croire que vos descendants ne sachent pas parler de vous, pourtant oui, les hommes ont perdu une partie de votre histoire que des générations après vous connaissaient parfaitement… jusqu’à ce qu’il y ait une rupture dans la grande chaîne de la mémoire… oui, même si je pense que cela ne vous plaît pas beaucoup de l’apprendre, vos descendants vont porter l’étrange titre de prince… ils porteront bien d’autres titres qui vous feront aussi, à n’en pas douter, grimacer.

 Site du château de Faucigny et vue sur la vallée de l'Arve

Puisque j’en suis à évoquer des choses diverses qui peuvent vous surprendre, je vais vous montrer le
devenir de cette fière forteresse qui était paraît-il, né de votre volonté et de vos deniers, le plus beau château de toute la région construit sous votre règne sur cette impressionnante colline qui domine toute la vallée de l’Arve, la vue s’étend de Bonneville à Genève jusqu’à la vallée de Borne et la Roche-sur-Foron… Mais d’autres disent que l’imprenable logis a été construit avant même votre naissance… Peu importe les dates exactes… le temps n’avait pas la même résonance qu’aujourd’hui, vous étiez inscrit dans la continuation de la réalisation de l’œuvre de vos prédécesseurs… pour vos successeurs… mais il est certain que votre nom est resté attaché à ce lieu merveilleux…. 
Non, Emerard, les vestiges de votre fière demeure n’appartiennent plus à un porteur du patronyme mais je connais l’histoire de chacune des pierres qui la composaient et un jour, je vous la conterai mais il nous faudra passer beaucoup de temps ensemble ; en attendant, sachez que le site, grandiose, n’est pas abandonné et que des passionnés le tiennent en vie et oui, plusieurs fois, je suis allé mettre mes pas dans les traces que vous avez laissées et mon fils le fait maintenant à son tour… Ne frémissez pas, ce sont vos proches – tout étant toujours relatif - descendants en fait qui ont abandonné votre imprenable mais si inconfortable repaire… quoique… 

"Ce site appartient à M. Roberto Bolla et sa famille. Nous les remercions de l'avoir mis à disposition de notre commune pour que nos populations puissent revivre leurs origines"

Louis-Alexandre de Faucigny-Lucinge - Belvédère du Faucigny - Ruines du château -Août 2016

Mais regardez plutôt comme les ruines ont été conservées, voyez les planchers qui ont été posés… ce n’est pas pour rien…

Et enfin, un autre point va vous étonner un peu, il est admis que ce que nous appelons aujourd’hui vos armoiries sont celles qui sont reproduites partout, que l’on voit encore aux devantures et aux frontons dans l’actuel Faucigny… en fait se sont les armes qui seront stabilisées vers l’an 1200… les vôtres étant sans doute plus simples encore, à trois pals mais je n’ai jamais trouvé de description plus précise donc, il me semble qu’il nous reste deux possibilités soit de gueule avec un pal d’or au centre soit, l’inverse, d’or avec un pal de gueule au centre… Un jour, peut-être, je ferais des recherches sur ces divergences mais reconnaissez tout de même que vous êtes satisfait de retrouver vos couleurs et vous ne pouvez qu’être profondément heureux de savoir qu’encore aujourd’hui, en 2018, votre nom est porté par quelques personnes.
 
Le peu que nous savons à votre sujet, nous le devons à ces quelques chartes dont celles que j’ai évoquées un peu plus haut et dont, bien entendu, je n’ai pas vu les originaux… même si j’en avais eu la possibilité, qu’aurais-je pu comprendre ? Mais plus encore, nous devons nos petites connaissances à votre petit-fils, Guy, évêque de Genève, le premier prélat de la ville que l’on connaisse vraiment qui a laissé des traces incontestables de sa famille, lui-même ayant été plus un grand prince qu’un grand prélat, semblant aimer les biens terrestres, qui ne lui manquent pas, plus que les spirituels mais ce qui ne l’a jamais empêché de combler de bienfaits les monastères et de distribuer les aumônes aux plus nécessiteux et d’écouter avec bienveillance les plaintes de ses contemporains. Pour donner une petite idée de la puissance financière de l’évêque de Genève, retenons que nous savons qu’il a donné le revenu de plus de soixante églises à divers monastères dépendant de l’Ordre de Cluny sans que, nous l’avons bien compris, cette générosité affecte son royal train de vie ; il donnera par exemple, en février 1083, l’église de Contamine sur la rive droite de l’Arve, au pied de la colline sur laquelle se dresse l’imprenable château des Faucigny, à Hugues, abbé de Cluny pour qu’il fonde un prieuré… Les Faucigny sont tellement attachés à ce lieu de recueillement qu’il semble qu’ils en fassent leur nécropole mais les fouilles exécutées en 1862 par le prince de Faucigny-Lucinge dans l’ancien cimetière et dans l’actuelle église ne donneront aucun résultat ; cependant, plusieurs dalles ont été trouvées dans le verger à vingt mètres au-dessus de la grange des religieux laissant présumer qu’un édifice, primitif, aurait été érigé et, pour une raison inconnue… quoique… j’ai une théorie à ce sujet, aurait été reconstruit plus loin.

L’évêque de Genève donne également des revenus d’églises à Aimon de Genève… surprenant si l’on tient compte de la rivalité divisant vos deux familles mais il se trouve que le comte et l’évêque de Genève sont frères utérins… car Thetberge, votre bru, épouse de Louis de Faucigny a également été celle du comte de Genève, Gérold… en secondes noces présume-t-on… 

Liens croisés entre les Faucigny et les Genève

 



L’évêque de Genève citera toute sa famille en 1119 lorsqu’il confirmera cette donation qui est faite à la condition que Rodolphe de Faucigny, son neveu, et tous ceux qui après lui possèderont le château de Faucigny auront l’avouerie de cette église et qu’en cas de contestation, la juridiction appartiendra uniquement au dit seigneur ; cette donation est faite pour le salut de son père Louis, de sa mère Tetberge, de son aïeul Eimerard, de son frère Whillelme, des fils de ce dernier, ses neveux Rodolphe, Louis, Raymond, Gérard évêque de Lausanne et Amédée évêque de Maurienne, d’Utilie leur mère ainsi que tous les membres de sa famille présents et à venir ; une très grande assemblée signe cet acte dont Aimon, comte de Genevois et le fils de ce dernier. L’évêque de Genève pourrait bien aussi avoir une sœur née d’une union un peu mystérieuse de Louis de Faucigny, cette fille serait née vers 1060 et s’appellerait Ida (Ita, Ithe etc .) et serait dite de « Glane »… sans doute alors du nom de sa mère… Frédéric de Gingins, notamment président et fondateur de la société d’histoire de la Suisse romande, dit que cette fameuse Ida pourrait être la fille d’un Pierre de Glane… Gingins fait sans doute un amalgame mais, encore une fois nous ne sommes sûrs de rien sauf… qu’elle est l’épouse d’Aymon de Genève. De toutes les manières, même si Ida, épouse du comte de Genève, n’est pas une Faucigny, il est certain que les deux familles sont terriblement imbriquées… ne serait-ce que par le fait que l’évêque et le comte de Genève (du Genevois) sont frères. 
 
Oui Emerard, je veux bien croire que vous soyez réjouit d’apprendre que pendant l’épiscopat de votre petit-fils à Genève, deux des neveux de ce dernier étaient évêque l’un de Lausanne, l’autre de Maurienne… et ce n’est que le début de la main mise des Faucigny sur la région. 
 
Lors d’une autre signature de contrat, Guy citera également ses oncles Guy, Gisebert et Guillaume qui seront -sont toujours je crois- considérés comme vos fils… mais pourquoi l’Evêque n’aurait-il pas parlé de ses oncles maternels… ou de certains paternels et d’autres maternels… ou des époux de ses tantes quelles soient paternelles ou maternelles d’ailleurs ? Dans une charte de 1083, il citera son oncle Othon qui deviendra ainsi aussi votre fils et certains penseront qu’il fait le lien avec la famille de Blonay… d’autres liens beaucoup moins hypothétiques semblent pouvoir prévaloir mais ce sera pour plus tard… en tous les cas cette énigme du lien entre les Blonay et les puissants Faucigny aura fait couler beaucoup d’encre… j’en reparlerai une autre fois, lorsque ce patronyme apparaîtra dans l’histoire du Faucigny… car j’ai vraiment un avis particulier à ce sujet.

Comme pour la date de votre naissance nous ne connaîtrons jamais celle de votre décès, nous n’aurons jamais d’autres détails de votre existence, nous n’aurons jamais une description ni de votre physique ni de votre personnalité… tout ce que nous pourrons faire, c’est éliminer de votre biographie les erreurs qui ont été véhiculées durant les siècles écoulés…

Croyez bien Aymerard que j’ai bien conscience d’avoir simplifié la situation au maximum mais comprenez que votre époque n’est pas très intelligible pour nous qui vivons au 21e siècle et, dois-je vous rappeler que même lors de votre séjour sur terre, les situations étaient si compliquées, les intérêts si entremêlés entre la famille de Genève et la vôtre qu’il fallait sans arrêt faire appel à des arbitres ou en venir aux armes pour trouver des compromis ?

Oh Emerard ! Je suis attendue, il est grand temps que je vous quitte ! Si si, je fais ce que je veux… comme vous… mais bon, tout est devenu si différent de ce que vous avez vécu… Je reviendrai vous expliquer…

Enfin, mon esprit rejoint mon corps qui, entre temps, a été abandonné par la fièvre mais qui est maintenant assailli par la faim… Je me sens merveilleusement bien lorsque je rejoins les miens, ravis de me retrouver radieuse… mais je ne vais rien leur dire pour l’instant de ma visite à Aimerard… ils risquent de penser que la fièvre est en train de me ronger le cerveau…

Catherine Livet

Ce texte a été rédigé dans le cadre du #RDVAncestral du mois de mars 2018

La suite est à lire ici : Du Faucigny à Jérusalem

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Sources / Bibliographie :

- Les amis de la grande maison

- Le petit colporteur

- L’indicateur d’histoire et d’antiquité suisses, 1862, F.C. de Gingins

- Histoire généalogique de la royale maison de Savoie, S. Guichenon

- Dans l’ombre de l’Histoire – Prince de Faucigny-Lucinge, publié par A. Castelot

- Regestre Genevois – Répertoire chronologique et analytique. L’histoire de la ville et du diocèse de Genève avant l’année 1312 (Edité en 1866)

- Bonneville et le Faucigny de Lucien GUY

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