K anonen, Pariser
Entre deux attaques des Gothas
qui jettent mort et destruction sur la capitale, les Parisiens reprennent leurs
occupations quotidiennes, Emilie Chalvet, mon arrière-grand-mère, passe de
longues heures dans les files d’attente pour aller chercher le ravitaillement,
elle soutient et s’occupe activement des locataires les plus faibles de
l’immeuble du 39 rue Daguerre dans le 14e arrondissement, dit des
Livet, dont elle est concierge ; les seuls hommes qui y habitent ont
atteint un âge… disons… canonique et trois femmes ont de très jeunes enfants.
Comme tous, elle s’est habituée à être sortie du lit par les alertes qui
préviennent que les avions ennemis sont en approche, on se presse pour
descendre à la cave mais on ne se précipite plus, tout se passe dans le plus
grand calme et on ressort des abris un peu au petit bonheur la chance parce que
l’on n’entent pas souvent le signal de fin d’alerte, soit parce que le son ne
parvient pas jusqu’aux entrailles de la terre où l’on se terre soit parce que
les pompiers chargés de sonner la fin de la menace ne l’ont pas fait, trop
occupés qu’ils sont à éteindre un incendie et à porter secours aux sinistrés.
La nuit a été tranquille, pas d’alerte, on a pu
dormir sur ses deux oreilles mais en ce matin du 23 mars 1918 où il fait
frisquet, la température doit être aux alentours de 3 ou 4°, ce n’est pas la «
berloque » que l’on a oublié de sonner mais bien l’alerte qui n’a pas été
donnée pourtant… le sifflement terrible qui a été perçu par les piétons
matinaux est bien celui d’une bombe formidable qui vient de tomber dans un
fracas assourdissant… On scrute le ciel bien dégagé à la recherche des Gothas
meurtriers sans en apercevoir même l’ombre… Les sirènes hurlent enfin l’ordre
de se rendre aux abris… mais la matinée est déjà bien avancée… les Parisiens
vont rester terrés durant une grande partie de la journée car à espaces
réguliers, d’autres bombes d’une puissance qui paraît inouïe vont s’abattre sur
la ville… Les dégâts sont impressionnants partout et notamment dans le quartier
dans lequel les habitants, l’alerte enfin levée, errent, hagards… marquant à
vie les enfants du moins si j’en crois les souvenirs d’Emile, le fils d’Emilie,
alors âgé de 11 ans qui racontera encore très, vraiment très longtemps après,
les évènements de ce jour de désolation… lui qui connaîtra pourtant la seconde
guerre mondiale de près puisqu’il y participera comme soldat, n’oubliera jamais
le sentiment d’effroi qui avait dominé tout son petit être, gravant pour
toujours dans sa mémoire enfantine cette date du 23 mars 1918… il se croyait
pourtant bien à l’abri dans les profondeurs de la terre, blotti dans les bras
protecteurs de sa chère mère qui lui avait pourtant assuré qu’ils étaient
descendus si bas sous terre, bien cachés par l’immeuble, qu’aucune bombe ne
pourrait jamais les atteindre tant qu’ils seraient ainsi bien sages et
silencieux au fond de la cave… mais l’enfant a ressenti le formidable
tremblement en même temps qu’il percevait le terrifiant vacarme lorsque la
bombe lancée avec une force incroyable s’est abattue à deux pas d’eux, creusant
un profond cratère rue de Vanves (aujourd’hui rue Raymond Losserand),
là même
où Emilie et Noé Livet habitaient durant les premières années de leur mariage,
à quelques centaines de mètres du 39 rue Daguerre ; les immeubles aux alentours
ont été pulvérisés, les vitres et des pans entiers de façades sont tombés
partout dans le quartier, des toitures ont été emportées, des maisons
entières ont été éventrées rue Liancourt, voie parallèle à la rue Daguerre, et
puis, rapidement, les nouvelles se sont répandues… il n’y a pas que le triangle
formée par ces trois rues du quartier qui a été transformé en champ de ruines…
tout Paris a été touché, aucun quartier n’a été épargné…
Rue de Vanves - Paris 14e - 23 mars 1918 /Gallica/agence Rol |
Plus tard, les
pompiers de Paris, dans leur rapport, noteront qu’ils auront, pour cette seule
journée, comptabilisé 21 impacts de bombes plus 1 dans la banlieue… Pendant que
les civils sont invités à ne pas quitter les abris, les soldats, y compris les « Pépères » du CRP (1) sont
sur les dents, la chasse aérienne est immédiatement mobilisée pour aller
débusquer l’aviation ennemie qui, pense-t-on, vole à si haute altitude que
personne n’a pu la détecter ni par la vue ni par le bruit des moteurs… Un
aviateur, peut-être volontaire américain, flirtant dangereusement avec la voie
lactée dans l’espoir d’élever son appareil si haut qu’il pourrait localiser les
Gothas sous lui, perd le contrôle et s’écrase lourdement pour trouver la mort
sur le sol qu’il voulait défendre… Il faut se rendre à l’évidence, ce ne sont
pas des avions qui ont pilonné la ville… Les études balistiques déterminent que
les fragments d’obus qui ont été analysés appartiennent à un obus de 210
qu’aucun avion n’est capable de transporter, ces conclusions recoupent les
rapports des services de renseignements qui avaient isolé l’onde d’un canon
unique qui tirait à une vitesse de 1 5OO m/s contre environ la moitié pour les
projectiles connus jusqu’alors, Paris vient d’être victime d’un canon à longue,
très longue, portée… Au départ on a beaucoup de mal à le croire, on pense même
à une mauvaise plaisanterie pourtant, il faut bien se rendre à l’évidence,
aussi extraordinaire que cela puisse paraître, la mystérieuse arme
de
destruction est bien un canon…Le Ministère de la Guerre lui-même, dans un
communiqué officiel, vient de l’annoncer… La légende de la « Grosse Bertha » ,
(celle des Parisiens) vient de naître mais, bien que ce canon existe alors, ce
n’est pas lui qui vient de faire frémir mes Parisiennes mais le « Pariser
Kanonen », une extraordinaire machine de mort qui a été installée, dans le plus
grand secret, à 120 kilomètres, à Crépy-en-Laonnois dans l’Aisne,
l’installation de ce gigantesque canon au fabuleux tube de 34 m et d’un poids
avoisinant les 750 tonnes dont 175 pour le tube seul a complètement échappée à
la défense ! L’annonce officielle du Ministère de la Guerre précisait « les
mesures pour contre-battre la pièce ennemie sont en voie d’exécution » et
c’était vrai, sans perdre un instant un canon de 240 mm est alors pointé sur le
cœur du mal et pilonne dès le 24 mars la position ennemie parfaitement repérée
faisant des morts allemands mais ne parvenant pas à détruire le puissant engin
de guerre… Il paraît que ce « Pariser Kanonen » a été conçu et fabriqué pour
bombarder Paris dans l’unique but de jeter la terreur et la panique dans la
population… L’objectif est loupé car, décidément, une fois la
surprise passée, il faudra beaucoup plus qu’un monstrueux
canon à la portée titanesque pour terroriser les Parisiens, comme le démontre le dessin satirique paru dans « le Journal » du 25 mars.
Je fais une petite digression pour les plus
attentifs qui auraient remarqué que je parle d’obus de 210 mm et qu’il est noté
obus de 240 dans l’article du journal en illustration… cette différence peut
s’expliquer par le fait que, au passage du projectile, le tube du canon
s’abîmait très vite et était donc chargé avec des calibres de plus en plus gros
-pour rattraper le diamètre intérieur du tube qui se faisait donc, au fil des
tirs, de plus en plus grand- de 210 donc à 240 en passant par 235 mm puis,
après 65 tirs, le tube était remplacé et rechargé avec des obus de 210 etc.
Le « Pariser Kanonen » se révèle particulièrement
meurtrier quelques jours seulement après ses premiers essais et l’hécatombe du
29 mars est restée pour toujours gravée dans la mémoire collective française :
en ce Vendredi Saint, les fidèles se pressent nombreux pour assister à la
cérémonie des Ténèbres de l’église Saint-Gervais lorsque dans un fracas
assourdissant que l’on entend dans presque tout Paris, un obus s’abat sur
l’édifice religieux, pénètre la toiture et frappe un pilier soutenant la voûte
dont une partie s’effondre sur les fidèles, pris au piège, provocant la
mort et
la désolation… Les secours sont rapidement portés mais se trouvent entravés par
les chutes de pierre et la menace de voir le reste de la voûte tomber d’un seul
tenant… Le bilan est abominable, on parle de 89 morts dont le Conseiller de la
légation suisse et de 90 blessés. Monsieur Poincaré s’est rendu sur le lieu du
drame ainsi que Monsieur Clemenceau et plusieurs autres ministres, le préfet,
le Cardinal Amette, archevêque de Paris, s’est lui aussi précipité sur le lieu
etc. Il y a unanimité pour condamner ce crime affreux où femmes et enfants ont
été sacrifiés. Le Président de la République ira même visiter les blessés
hospitalisés. « Le Petit Journal » du 31 mars dresse la liste des personnes
tuées et blessées, fait part de l’indignation du monde entier dont la Suisse
qui avait déjà perdu un citoyen tué à Paris lors d’un raid de Gothas, le
quotidien nous expose le point de vue diplomatique et donne la parole au curé
de la paroisse qui relate les faits vécus de l’intérieur de l’église…
"L"illustration" du 06/04/1918 |
Le cardinal Amette, profondément
choqué, fait une déclaration parue dans ce même journal : «
Hier, vendredi saint, à l’heure même de la mort de Notre-Seigneur Jésus Christ,
alors que les fidèles étaient réunis dans les églises pour commémorer ce grand
mystère, les Allemands ont recommencé à bombarder Paris, après une interruption
de plusieurs jours. Un obus est tombé sur une de nos églises et la voûte s’est
effondrée, écrasant de nombreux fidèles rassemblés pour l’office divin. On
compte au moins 75 morts et 90 blessés ; dont la plupart sont des femmes et des
enfants. Un tel crime, commis dans de telles conditions, en un tel jour et à
une telle heure, soulève la réprobation de toutes les consciences. Dans notre
profonde douleur, nous avons le devoir de nous faire l’écho de cette
réprobation et d’en appeler à la justice de Dieu, en même temps que nous
implorons sa miséricorde pour les victimes » signé Léon-Adolphe,
Cardinal Amette, archevêque de Paris. Dans les jours qui suivent ce drame,
aucun journal ne diverge, les Allemands viennent de commettre l’irréparable et
ce crime va longtemps rester associé à leur image… Bien entendu, comme
toujours, les badauds se pressent pour voir les décombres… ceci dit, les
passants ayant assisté au drame ont également été les premiers à porter
assistance aux victimes.
Un opuscule sera édité en 1919 relatant le crime et
plus tard, un impressionnant monument commémoratif sera installé dans l’église
en hommage aux malheureuses victimes.
A demain pour la lettre... L
Catherine Livet
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Pour me joindre :
(1) CRP = Camp Retranché de Paris
P.S. : Ce texte est un extrait de "Mes Parisiennes" , histoires rédigées lors du #RMNA
Merci pour ce récit, très intéressant ! Il est vrai qu'on a beaucoup parlé ces derniers temps des poilus morts pour la France, mais les civils ont également payé un lourd tribut. Certains de mes ancêtres habitaient Paris à cette période (où ils s'étaient réfugiés car ils habitaient Reims), ils ont donc dû connaître ces événements...
RépondreSupprimerAh oui, certainement, que vos ancêtres réfugiés aient été au centre de Paris ou dans sa périphérie, s'ils étaient présents dans la région à cette date, ils ont obligatoirement connu -de plus ou moins près- cet événement et d'autres dans le même registre. Je trouve que l'on ne parle pas assez de beaucoup d'autres aspects de la guerre... toute la population a été touchée... et je crois comprendre que parfois cela échappe aux plus jeunes.
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