La difficile vie de Jacques Beckrich, ouvrier en région parisienne durant la seconde moitié du 19e siècle.

 

J’aime ces moments trop rares où, bien installée dans le fauteuil dernier cri de mon bureau, pièce interdite à tous, seule dans ma demeure plusieurs fois centenaire sans qu’un seul bruit extérieur ne puisse m’atteindre tant je suis protégée par l’épaisseur inimaginable aujourd’hui de ses murs en pierre, j’écoute le craquement de ses bois et j’imagine alors que ces légers bruits sont les appels de mes prédécesseurs… Mon corps se met au repos et laisse mon esprit fécond le quitter pour aller à la rencontre de celui de Jacques Beckrich car, je n’en doute pas un instant, c’est bien lui qui m’invite à le rejoindre…


La très moderne usine Christofle implantée dès 1876 le long du canal

Jacques et son épouse Jeanne Fromholtz, poussés par la faim, -avec leurs enfants dont Gustave qui deviendra mon extraordinaire arrière-grand-père, alors sinon nouveau-né du moins encore nourrisson-, répondant aux exhortations de la Plaine Saint-Denis à venir grossir la foule de la classe ouvrière, fascinés par les extraordinaires métamorphoses qui font que sur les fertiles terres agricoles s’érigent désormais les immenses cheminées des polluantes usines qui, tels des aimants, attirent la classe laborieuse en promettant une



illusoire meilleure vie à tous ces nécessiteux qui convergent de partout vers ce Paris ensorceleur, sont venus s’installer en région parisienne.

(1)
C’est vrai, Jacques que le travail ne manque pas et vous avez toujours trouvé de l’embauche ici ou là et jamais vous n’avez gagné autant d’argent sonnant et trébuchant mais ici, il faut payer son logement et plus encore, sa nourriture qui représente alors la plus grosse part des dépenses car, contrairement à ce que vous pensiez, vous n’avez jamais pu vous acheter un lopin de terre… alors et malgré le fait que Jeanne travaille parfois aussi à l’extérieur du logis, l’argent manque toujours… Jusqu’à ce jour où les établissements Leven, poussés hors de la capitale, s’installent au lieu dit l’Hermitage à Saint-Denis ; cette entreprise est une tannerie corroierie et vous y retrouvez le métier que vous exerciez, en plus de l’exploitation des maigres terres que vous possédiez dans votre natal village mosellan, celui de vernisseur sur cuir ou de corroyeur… Vous êtes embauché à la fin de l’année 1874 ou au tout début de 1875 ; le soin et la minutie que vous apportez à votre travail font que vous excellez, tant et si bien que vous allez faire carrière au sein de cette entreprise.

Vous voici avec un grand souci de moins et des perspectives d’avenir alors, vous vous apercevez que vous n’êtes plus français (2)… je ne saurai jamais pourquoi -le savez-vous vous-même ?-, vous n’avez pas opté pour la nationalité française alors que votre frère l’a fait dès le 10 juillet 1872 mais vous demandez votre réintégration qui devient effective le 30 avril 1875.

Sans doute influencé par vos gendres, en particulier Eugène Bousquet qui est un acteur de la vie politique locale, vous finissez, en 1879, par vous décider à vous inscrire sur les listes électorales mais il n’est pas certain que vous vous engagiez vraiment politiquement.

Votre vie, l’air de rien, va être profondément améliorée par cet emploi régulier en commençant par l’éducation de vos enfants qui vont, pour ceux qui en ont encore l’âge, fréquenter assidûment les écoles communales, l’un de vos fils, le plus jeune, deviendra un brillant élève qui fréquentera les cours supérieurs, les autres obtiendront leur certificat d’études primaires et se verront offrir, par votre patron -il faut dire qu’il est aussi directeur de la Caisse d’Epargne de Paris-, un livret de caisse d’épargne pour les récompenser de leur bon travail scolaire, les aider à démarrer dans la vie et aussi leur apprendre l’économie… à l’exception de votre cancre de fils Gustave, mon extravagant futur arrière-grand-père qui, compte tenu de son caractère bien trempé, aura une vie hors du commun.

Stanislas Leven, propriétaire des établissements à son nom, sera fait chevalier de la Légion d’Honneur par le ministre de l’agriculture et du commerce, dès 1878, pour le récompenser de tous les bienfaits et améliorations qu’il aura apportés à l’industrie et à ses salariés ; il a créé notamment une société de secours mutuels pour son personnel, chaque situation est étudiée et l’aide apportée est très personnalisée, dans l’un de ses rapports, Monsieur Leven écrit : « Le Conseil, en toute circonstance, s’est montré sympathique aux souffrances imméritées ; il s’est toujours efforcé de proportionner son assistance au mérite de ceux qui la sollicitaient et aux ressources dont il disposait. Les souffrances qui sont la triste conséquence d’une vie déréglée, nous touchent médiocrement… » Je n’ai trouvé aucune trace d’une demande d’aide que vous auriez formulée auprès du bureau des entreprises Leven.

Le fils de Stanislas Leven, Emile, prendra la succession, amplifiera les œuvres de son père et deviendra le vice-président de la Fédération Nationale de la Mutualité française, il sera membre des conseils supérieurs de l’assistance publique, de la protection de l’enfance et du conseil des pupilles de la Nation ; il sera fait Commandeur de la Légion d’Honneur.

La vie n’en reste pas moins très aléatoire car les maladies, tuberculose en tête, continuent de se propager dans les taudis malgré les réglementations nouvelles qui, dès 1873, obligent la construction de fosses d’aisance avec un système de ventilation dans tous les bâtiments destinés à l’habitation et interdisent de louer des logements dans les sous-sols sans fenêtre et sans aération ou d’entasser des familles entières, avec parfois de nombreux enfants, dans des pièces de moins de 9 m2… Les locataires sont invités à signaler l’état d’insalubrité des logements, les règles deviennent très précises : les cabinets d’aisance doivent être en nombre suffisant, assez éclairés et aérés, leurs murs ne doivent pas être couverts de crasse ou plombés ; les cuvettes d’eaux ménagères doivent être raccordées par un branchement particulier au tuyau des descentes ; les eaux des gargouillent et des caniveaux ne doivent pas croupir sur place ; les couloirs et escaliers doivent être exempts de saletés, moisissures ou salpêtre, les plâtres des murs du logement ne doivent pas s’effriter ou les papiers tomber en lambeaux, il faut aussi indiquer si l’inégalité du carrelage du sol rend impossible d’entretenir une suffisante propreté etc.

Il est certain Jacques que vous avez eu bien des difficultés à trouver un logement décent en adéquation avec vos faibles revenus car, comme tant d’autres alors, vous avez très souvent changé d’habitation, toujours dans un périmètre restreint, pas trop loin de votre lieu de travail, vos déménagements étant facilités par le fait que vous ne possédez pas de meubles et que vos affaires personnelles tiennent dans deux malles aisément transportables.

Dans ce domaine aussi, vos employeurs, les Leven, vont faire de grandes choses pour améliorer la situation et vont participer à la construction de logements munis de tout le confort moderne et d’une surface suffisante pour loger des familles entières ; vous allez bénéficier de cet habitat dès 1892 et c’est peut-être ce qui va vous protéger de cette nouvelle calamité qui s’abat sur la région… Les premiers cas de choléra sont diagnostiqués à Saint-Denis en juillet de cette année 1892 où la maladie fait plus d’une trentaine de morts rien que pour ce mois ; il faut dire que toutes les conditions sont réunies pour qu’elle se propage et les journaux dionysiens incriminent la capitale car les égouts collecteurs déversent les déjections parisiennes dans la Seine dont l’eau se transforme en une immonde bourbe, la chaleur amplifie le phénomène et il n’y a pas d’autre solution que de continuer à arroser les cultures avec ces eaux fangeuses qui véhiculent les bacilles de la typhoïde et du choléra. La mairie interdit rapidement et formellement la traversée de la ville aux camions chargés de boues venant de la capitale. Des mesures rigoureuses sont prises comme appeler tout de suite un médecin devant tout trouble intestinal et si le cas est avéré, il faut le signaler immédiatement au commissariat ou à la mairie et c’est l’administration qui se chargera de l’isolement ou du transport du malade et de la désinfection du logement contaminé. Les conseils et avertissements sont donnés à la population qui doit rester calme, la maladie ne se transmet pas par l’air mais uniquement par les déjections, l’eau le linge et les vêtements ; l’eau fraîchement bouillie donne une sécurité absolue et doit servir à la confection du pain et au lavage des légumes et il faut se laver les mains au savon avant de manger ; les excès, notamment d’alcool sont dangereux et il faut éviter, avec le plus grand soin, les refroidissements. Il faut réchauffer le malade en lui donnant des boissons chaudes et… alcooliques comme un café léger additionné d’eau de vie sans oublier de le couvrir, de le frictionner énergiquement et de l’entourer de briques chauffées et ensuite, il faut lutter contre la diarrhée et les vomissements en suivant les recettes des remèdes qui ont été élaborés et publiées dans le bulletin municipal comme administrer au malade, tous les quarts d’heure, trois cuillerées à soupe d’une limonade confectionnée en mélangeant 10 grammes d’acide lactique additionnés de 2 grammes d’alcoolature d’orange et de 90 grammes de sirop de sucre dans un litre d’eau.

Malgré toutes les précautions et les soins prodigués, l’épidémie sévit jusqu’à la première moitié d’octobre puis il n’y a plus que quelques cas isolés et le choléra disparaît à la fin de l’année ; l’éminent dionysien, le docteur Le Roy des Barres qui a suivi avec beaucoup d’intérêt l’épidémie dans la région peut faire une importante communication à l’Académie de médecine, il affirme que les dionysiens ont été beaucoup moins touchés que leurs voisins parce que Saint-Denis possède des puits artésiens alors que les habitants des villes des alentours ne disposent que de puits peu profonds où même, comme à La Plaine, puisent l’eau directement dans la Seine…

Le choléra est parti et maintenant c’est le froid qui fait des victimes, autant dans les rues verglacées où l’on chute aisément sur les pavés que dans les domiciles pas ou trop peu chauffés où des personnes meurent dans leur lit, frappées de congestion pulmonaire… Ah! Jacques, comme vous êtes content d’habiter dans ce logement neuf et bien chauffé qui vient de vous être fournit par vos employeurs… Heureusement, vers le 10 janvier, commence le dégel… on ne chute plus, on ne meurt plus de froid mais… les ordures n’ont pas été ramassées et surgissent maintenant partout et, avec la fonte de la neige, ces immondices se répandent dégageant une odeur pestilentielle… vous ne sortez plus de votre domicile que pour vous rendre à la tannerie Leven et vous vous méfiez de tout et de tous car le malfrat, cet « apache », reste blotti dans le moindre coin sombre prêt à bondir sur vous, à vous saisir par le cou pour vous faire tomber en arrière afin de vous délester de votre porte-monnaie, et même de vos vêtements et de vos souliers… personne ne peut résister à ce « coup du père François »

Les chiens alors très nombreux, dressés pour la protection de leur maître, sont parfois porteurs de la rage… errants, ils sont poursuivis par les agents de police qui, dans le doute, n’hésitent pas à les abattre à coup de revolver… le vétérinaire qui examine ensuite chaque dépouille reconnaît le plus souvent que l’animal descendu ainsi était enragé. Si, par malheur, un passant se fait mordre par un chien qui n’est pas attrapé ou dont le propriétaire est inconnu, la victime est immédiatement conduite à l’institut Pasteur pour y être soignée.

Un autre danger quotidien, même si cela fait sourire mes
contemporains, vous guette à chaque coin de rue… celui de la circulation qui fait tant de victimes malgré la fermeture de certaines rues aux « poids-lourds » venus de la capitale.

En ce tout début du 2oe siècle, des statistiques en tout genre sont effectuées et il paraît que chaque dionysien consomme une moyenne de 234 litres de vin par an contre 244 pour ceux de Saint-Ouen et 230 pour ceux de Clichy et que Saint-Denis est l’une des villes où l’on consomme le moins d’alcool… car on continue à trouver toutes les vertus au vin, ce « breuvage des Dieux, celui qui fait couler dans les veines un sang pur et généreux avec en même temps les idées les plus saines »… seule l’absinthe, cette maléfique fée verte, est considérée comme un alcool.

Vous avez échappé à tous ces dangers et à bien d’autres encore, je ne vous ai retrouvé sur aucune liste d’indigents, bien au contraire, vous vous êtes acquittés de vos impositions locales ; vous n’avez jamais fait parler de vous dans les journaux contrairement à votre fils Gustave et à votre gendre Eugène Bousquet, vous n’avez jamais été conduit au commissariat pour ivresse sur la voie publique.

Et le temps est passé à la vitesse de l’éclair, nous sommes déjà en 1902, vous travaillez toujours aux établissements Leven, vous êtes dans votre soixante-sixième année… cela, aujourd’hui, ne nous paraît pas si vieux pourtant… votre organisme usé par tant de labeur lâche et vous vous éteignez chez vous, dans votre confortable et moderne logement du 18 rue de la Briche, ce 21 août 1902. Contre toute attente, c’est votre fils Gustave qui fait la déclaration de votre décès et qui vous conduit au cimetière de Saint-Denis où vous êtes inhumé, le 24 août, dans la fosse commune n° 5 dans le carré n° 25 ; six jours plus tard, Gustave reviendra pour inhumer votre petit-fils Maurice âgé d’un peu plus de six mois.

Jacques, je sais que vous êtes surpris d’avoir laissé tant de traces de votre existence et plus encore que je me sois intéressée à vous mais vous savez, j’ai le sentiment qu’un peu de vous vit en moi, oui Jacques, malgré ce temps infini qui nous sépare, je suis persuadée que je ne serai pas totalement comme je suis aujourd’hui si vous aviez été différent de ce que vous avez été de votre vivant.

Je suis restée bien longtemps et j’entends que la maison s’agite… la jeunesse est rentrée… mon fils, craignant que je m’ennuie seule, ne va pas tarder à s’enquérir de moi… mais le temps qu’il traverse les pièces pour rejoindre mon bureau, mon esprit a largement celui de rejoindre mon corps… et souriante, je peux l’accueillir sans qu’il puisse se douter une seconde que je puisse avoir rejoint mes chers ancêtres.

Catherine Livet

Texte écrit dans le cadre du #RDVAncestral. Vous êtes chaleureusement invité à participer.

(1) 
Cette photo, sur laquelle Jacques Beckrich doit figurer, est la seule rescapée d'un ensemble de documents très abimés.
(2)

Note : J’évoque ici la guerre de 1870 et pour en savoir un peu plus je vous invite à lire le texte précédent, publié le mois dernier ici  :

˗`ˏ CLIC ˎˊ˗

Les Beckrich sont également en bonne place dans "Mes ancêtres et la Commune de Paris" 

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(Pour la version numérique de mes livres - Mes ancêtres et la Commune de Paris = 5,99 € TTC)

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