Le paysan Jacques Beckrich, au milieu du 19e siècle, devient ouvrier en région parisienne.


Le long-courrier dont la tôle émet de petits gémissements couverts par le sifflement du vent qui entre en conflit avec la carlingue alors si fragile, utilisant toute sa force, s’arrache dans un dernier effort terrible à l’asphalte bien lisse de la piste de décollage. Quelques sept heures et quarante-cinq minutes de vol m’attendent… Mon esprit sans doute encouragé par la proximité des nuages abandonne doucement mon corps éprouvé qui, agréablement, s’allège…

Lithographie - Grandjean et Gascard - Place de l'église de Pantin en 1870
Ce sont d’autres esprits qui appellent, ceux de Jacques Beckrich et Jeanne Fromholtz, les parents de mon arrière-grand-père Gustave -dont peut-être, vous connaissez déjà la terrible vie- ; ils n’ont pas fini leur récit. Ils ont quitté Bining, le village de Moselle où ils sont nés, se sont mariés et où deux de leurs enfants ont également vu le jour ; après un long et fatigant voyage ferroviaire en wagon de 3e classe, ils sont arrivés en région parisienne, en Seine-Saint-Denis, à Pantin.

 

La Babel de la Genèse n’est pas un mythe, vous avez vraiment le sentiment d’y être… personne ne parle français autour de vous… il faut même croire que toutes les langues et dialectes du monde se pratiquent ici… Vous êtes là, hagards, ne sachant où aller… vos compagnons de voyage se sont égaillés sans même que vous ayez pu demander de l’aide à l’un d’entre eux ; des voitures, pressées, vous frôlent dangereusement… des chiens, livrés à eux-mêmes, la bave aux babines, vous regardent d’un air mauvais en grognant sourdement, à part ces inquiétants molosses, personne ne fait attention à vous… Portant les marmots et tirant votre malle, vous avancez droit devant, glissant sur les mauvais pavés boueux puis, apercevant un passant qui, à votre vue, semble allonger le pas, vous prenez votre courage à deux mains et en français déformé par votre accent du pays de Bitche -qui déjà rendait parfois le dialogue avec ceux de Metz difficile- vous vous lancez et demandez votre chemin en montrant le papier sur lequel le curé de Bining a soigneusement noté l’adresse de votre point de chute… ralentissant à peine le pas, l’homme pressé vous indique la direction à prendre, vous n’êtes pas loin, vous ne le savez pas encore mais, vous êtes déjà au cœur de « la petite Prusse », surnom un peu péjoratif qui a été donné à ce nouveau quartier sorti de terre, remplaçant inexorablement les étendues maraîchères à jamais perdues… des spéculateurs en immobilier un peu véreux ont construit des immeubles de rapport destinés aux arrivants de Moselle et de Lorraine, comme vous, mais aussi de Bohème en Europe centrale ou du Tyrol en Autriche…

Ca y est, vous y êtes, les Weiss vous ouvrent la porte grinçante de l’entresol moisi, minuscule logis vaguement aéré par un soupirail percé à hauteur des yeux, à raz du trottoir, et qui, en guise de vue, ne laisse voir que les souliers crottés et les ourlets des jupes et des pantalons des passants constellés de boue. Compatriotes ou pas, on vous demande de régler le prix de votre pension avant même de vous inviter à vous asseoir sur le banc bancal adossé au mur suintant d’humidité ou de vous offrir un verre d’eau. Vous commencez à percevoir les difficultés que vous allez devoir surmonter et que vous aviez pressenties durant votre éprouvant voyage jusqu’ici.
Intérieur ouvrier
On vous presse, vous êtes arrivés plus tard que prévu… la soupe va être froide, il faut encore pousser chaises et table pour installer les paillasses sur lesquelles vous passerez la nuit qui va être courte…
Demain on vous accompagnera jusqu’au tout nouveau port de Pantin qui devrait vous offrir du travail, les enfants resteront à attendre ici sous la surveillance du fils de la maison, pourtant guère plus âgé que votre petite Joséphine…

Vous avalez donc la soupe, mixture tiède et grasse dans laquelle surnagent quelques morceaux de chou qui se battent en duel avec le quignon de pain que vous avez émietté dedans. Vous ne levez pas les yeux de votre écuelle craignant de croiser le regard de Jeanne Fromholtz, votre épouse si dévouée qui n’a jamais rien dit, qui vous a suivi sans une contestation dans cette aventure mais que vous saviez réticente depuis le début.

Vous allez pourtant devoir rester une dizaine de jours dans cette promiscuité qui vous devient chaque jour plus pesante et enfin, on vous donne votre première paie entière, 18 F en monnaie sonnante et trébuchante qui récompense maigrement une semaine entière de travail, une douzaine d’heures de labeur chaque jour pendant six jours avant de pouvoir s’offrir un bon verre de vin, merveilleux breuvage des dieux chargé de toutes les vertus pour les plus sages, où de trop nombreuses rasades de cette fée verte qui a pour nom absinthe pour les plus déraisonnables, à l’un des très nombreux estaminets ou cabarets que l’on trouve vraiment à tous les coins de rues.
Intérieur ouvrier sous les toits
C’est sans regret que vous quittez l’entresol surpeuplé de vos hôtes pour vous installer deux rues plus loin dans un galetas impossible à chauffer tant le vent et le froid, se faufilant entre les tuiles, entrent par effraction par les interstices du plafond, composé de mauvaises planches vermoulues, pour vous tenir compagnie.


La vie continue et en cette froide fin d’année 1861, vous allez croiser son chemin alors qu’elle est escortée de sa fidèle compagne, la mort, et une petite Anna vous rejoint alors que l'une de vos aînées, Anne, vous quitte. Mais qu'est-il arrivé à Joséphine dont nous ne trouvons plus aucune trace depuis sa naissance à Bining en Moselle ?

Toujours en quête d’un logement moins sordide, d’un travail moins harassant, vous allez enchaîner les déménagements, toujours à Pantin jusqu’à ce 04 avril 1863 qui est le jour où Jeanne a donné naissance à votre fille Christine où je vous perds de vue jusqu’au 16 novembre 1865 où, dans la ville voisine de Montreuil, Georges, votre premier fils, du moins à ma connaissance, voit le jour, mais Montreuil ne semble qu’une escale dans votre existence, une parenthèse peut-être juste liée à la naissance du petit Georges car si, un peu plus tard, de Pantinois vous êtes devenus Lilasiens c’est qu’une nouvelle commune, vient d’être créée par le détachement d’une petite partie de Romainville, de Pantin et de Bagnolet et c’est donc aux Lilas que naît le 09 janvier 1869 votre petite Annette, moment à partir duquel je vais vous suivre presque journellement, jusqu’à la fin de votre vie…
 
Soldats allemands aux portes de Pantin (les Lilas)
 

Mais avant cela, l’Histoire va vous rattraper ici, en région parisienne, et, stupéfait, vous allez vous retrouver face aux Prussiens, tout comme si vous étiez resté dans votre lointaine natale Moselle. Votre frère Jean et sa petite famille sont à vos côtés aux Lilas et c’est ensemble que vous allez apprendre que la France a capitulé devant l’ennemi ; déjà humiliés par cette affreuse nouvelle, vous allez subir encore l’affront de voir les forts de Paris -dont « votre » fort à vous aux Lilas, celui que l’on appelle toujours de Romainville, dans lequel durant le début de cette guerre éclair de 1870, comme tous les habitants du quartier, vous avez trouvé maintes fois refuge pour échapper aux projectiles de l’ennemi bien sûr, mais aussi à ceux de la riposte de Paris- réquisitionnés par l’armée prussienne que vous avez vu lancer des obus en direction de la capitale et, révulsés, vous voyez maintenant le feu des Prussiens se joindre à celui des Versaillais, pour couper toute échappatoire vers Romainville et Les Lilas aux Parisiens qui tentent désespérément de fuir les atroces combats de la semaine sanglante.
 
Votre frère Jean se présente le 10 juillet 1872 à la mairie des Lilas pour déclarer qu’il opte pour la nationalité française pour lui et sa fille Marie qui est la seule de ses enfants à être née en Moselle. Vous ne le faites pas et je ne saurai jamais pourquoi ceci écrit, vous n’êtes pas le seul à n’avoir pas compris qu’il fallait manifester sa volonté de conserver la nationalité française et, peut-être sans même que vous le sachiez réellement, vous êtes devenu Allemand et ce n’est que par décret du 30 avril 1875 que vous êtes réintégré dans la nationalité française.

Entre temps, votre fils Gustave, celui qui deviendra mon fabuleux arrière-grand-père, est né et le paysage autour de vous continue à subir de profondes mutations, sur les vastes champs qui étaient encore hier le grenier vivrier de Paris et de sa région s’élèvent aujourd’hui d’immenses cheminées vers lesquelles, comme hypnotisée, converge de partout une laborieuse population en quête d’ouvrage et, médusé, vous assistez à la naissance de la Plaine Saint-Denis…
Vous voyez Jacques que votre vie méritait d’être racontée et encore, le meilleur est à venir… vous souriez… c’est rare…

Mon esprit rejoint mon corps juste lorsque les roues de l’avion rebondissent sur le bitume de la piste d’atterrissage, mon voyage dans le passé vient de se terminer avec mon arrivée à Paris, c’est la première fois que je trouve que ce vol est trop court.

Catherine Livet

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Contextualiser sans erreur la vie de nos ancêtres

j’ai écrit ce texte, en octobre 2017, dans le cadre du #RDVAncestral

Sources/bibliographie :
Archives municipales de Pantin, Montreuil et Saint-Denis
Archives départementales de Seine-Saint-Denis
« Guerre franco-allemande 1870-1871 » J.P. Deramey

Le début de l’histoire, le pourquoi du voyage de Jacques Beckrich et de sa famille est à retrouver ici : Jacques, le début
La fin de la vie de Jacques Beckrich est à retrouver en suivant ce lien : Jacques, la fin


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