Jacques Beckrich : voyage en 3e classe entre espoirs et réalités.

 

Symposium de rentrée… énième réunion stérile en deux semaines… pas une phrase ne peut retenir mon attention, les « infographies » sont inintelligibles et « l’animateur » abscons … je me mords les lèvres pour ne pas dire ce que je pense… une furieuse envie de sortir en claquant la porte m’envahit… je commence à avoir mal à la tête… Bon, je dois prendre mon mal en patience, je cale le mieux possible mon corps fatigué au fond de l’inconfortable siège de cet amphithéâtre bondé et je laisse mon esprit s’évader, partir seul… la colère me quitte, mon corps s’allège…

Quel plaisir de voir mes parents auréolés de cette douce lumière qui les rend encore plus beaux que de leur vivant ! Ils ont l’air heureux, je suis contente. Nous nous sourions, échangeons quelques signes de la main mais ni eux ni moi ne désirons nous attarder ensemble… une nouvelle séparation serait trop cruelle… Puis je passe très vite, sans même regarder le couple qui se tient au dessus de ma mère pour me retrouver au niveau de Gustave Beckrich, mon arrière-grand-père maternel, que peut-être vous connaissez un peu si vous avez lu les petits textes que je lui ai dédiés, qui voudrait me retenir pour que je lui raconte la vie de son fils Marcel, celui que, justement, je viens d’éviter ainsi que son épouse, ma grand-mère, tant je continue à me méfier d’eux, comme lorsque j’étais enfant ; ce sera pour une autre fois car aujourd’hui, ce sont ses parents qui m’appellent.

Les voici, Jacques Beckrich et Jeanne Fromholtz qui se tient un peu en retrait, dans l’ombre de son époux ; ils sont tous les deux plutôt petits, tout maigrichons, la peau de leur visage est toute sèche et burinée ; ils m’attendent sans impatience mais avec beaucoup de curiosité car ils ne comprennent pas que je puisse savoir tant de choses à leur sujet, eux, si « petites gens » qu’ils pensaient n’avoir rien laissé de leur passage sur terre.

Vous Jacques, vous êtes né le 21 janvier 1836 à Rimling dans l’Est de la France, en Moselle et celle qui va devenir votre épouse est née juste deux mois après vous, à quelques kilomètres, à Bining. Je ne sais rien de votre prime jeunesse mais je croise une seconde fois votre chemin, pour vous observer dans l’éclat de vos vingt ans, encore enfants dans des corps d’adultes ; de vos jeux qui ont grandi avec vous est née, en avril 1857, Joséphine.

Je vous retrouve durant l’été 1859, la chaleur est écrasante… le travail de la terre devient particulièrement pénible, la canicule s’installe en juillet qui affiche la température moyenne la plus élevée de tout le 19e siècle. Les récoltes du chanvre, du lin, des haricots, des lentilles, des fèves, de l’orge, de l’avoine et même des pommes de terre sont médiocres ; celle du trèfle est franchement mauvaise ; le colza, la luzerne et les fruits, dont la goûteuse mirabelle, donnent bien. Toute la région est touchée… la population commence à être préoccupée… vous aussi mais vous êtes encore si jeunes, emplis d’espoir… d’ailleurs, année après année, sou après sou, vous avez économisé une somme rondelette, suffisante pour offrir une belle fête à tout Bining, celle de votre mariage qui est célébré ce 26 septembre..

Bénédiction nuptiale
Bien sûr la noce, après la solennité de la bénédiction nuptiale pendant la durée de laquelle vous vous êtes tenus sages et silencieux sous le « poêle », voile tendu au-dessus de vous, symbole de protection de votre nouveau foyer, est devenue joyeuse. Le garçon d’honneur a dérobé la jarretière de Jeanne, derrière l’autel, durant l’offrande à l’église… le curé, souriant, a fait semblant de ne rien voir. Le repas et le bal organisés à vos frais ont été de grandes réussites. Vous vous êtes éclipsés pendant le « recenom » -je crois que nous dirions dîner aujourd’hui, même en Moselle- mais certains de vos amis vous ont retrouvés et réconfortés avec la rôtie… Les festivités se sont terminées le matin suivant lorsque toute la communauté réunie au cimetière a écouté le requiem, prière spécialement formulée pour que les jeunes mariés que vous êtes prennent bien conscience que la jeunesse doit le respect aux anciens et aux disparus, que chacun n’est qu’un maillon de la grande chaîne de la vie et qu’il doit s’inscrire dans la continuité de ses prédécesseurs. Toutes les traditions ont été observées… mais, malgré les rires et la joie, vous avez ressenti un manque en constatant que la jeunesse de Bining est bien clairsemée… il manque un bon nombre de vos amis d’enfance… ils sont partis tenter leur chance ailleurs, très loin parfois… en Algérie, depuis quelques années déjà pour les plus âgés, après avoir constitué un dossier compliqué et des économies conséquentes, ils ont pu débuter une nouvelle vie sur une terre inconnue mais que l’on espère moins inculte qu’ici. D’autres sont même partis aux Etats-Unis ; d’ailleurs votre ami Guillaume Dahlem, le mécanicien de Rohbach, vient de brandir son passeport qu’il a obtenu le 25 mai dernier, il va s’embarquer dans quelques jours pour Matteson… personne ne sait exactement où cela se trouve… même pas le candidat au départ qui entraîne pourtant toute sa famille dans l’aventure… encore un qu’on ne reverra sans doute jamais… Il y a aussi celui qui revient, de moins loin il est vrai, pour enterrer un ancien, toucher un héritage, régler une transaction… il reste quelques jours au village, participe aux veillées et fait rêver et baver d’envie ceux qui sont restés en leur racontant qu’à Arcueil, Clichy, Paris… il y a du travail à foison, de l’argent à gogo, de la bouffetance à se faire péter la panse, des filles pas farouches, du vin qui coule à flot… tient d’ailleurs, tendons les gobelets… c’est lui qui régale…

Nous voici en avril 1860 ; comme il fait frais… pas une goutte de pluie à l’horizon, la sécheresse s’installe en mai ; il fait trop chaud, ce n’est pas normal, l’inquiétude est bien établie dans toute la région lorsque naît, début juin, votre seconde fille que vous prénommez Anne… Les semences ne sont pas de bonne qualité et il vous faut arroser plus que de raison, les réserves d’eau s’appauvrissent et puis, brutalement, en juillet, les températures chutent… la pluie se met à tomber, torrentielle… en août elle devient diluvienne… il n’y a rien à récolter, le raisin est pourri… l’automne pointe, un froid sec s’installe, pour un peu on ne serait pas surpris de voir la neige… novembre ressemble à un mois de décembre. Aux veillées avec votre frère Jean et son beau-frère Louis Schaeffer vous évoquez la situation dramatique dans laquelle vous vous trouvez, vous passez en revue les solutions envisageables, vous êtes tous les trois d’accord, vous ne prendrez pas le bateau pendant des semaines pour une contrée inconnue mais aller travailler à l’usine à Paris n’est pas exclu, bien au contraire, à force d’en parler, de vous encourager mutuellement, vous vous convainquez que c’est votre seule issue… les femmes écoutent, silencieuses, penchées sur leurs travaux d’aiguilles… Vous ne partirez pas le nez au vent, vous allez mettre toutes les chances de votre côté pour réussir votre migration… à commencer par la langue car, depuis que vous avez quitté l’école, que d’ailleurs vous n’avez pas beaucoup fréquentée, vous ne parlez plus le français… vous voilà donc, vous en êtes les premiers étonnés, assidus aux cours pour adultes dispensés de 7 à 9 heures du soir, à l’école communale de Rohrbach. Après ces deux étés et cet automne de disette, vos économies se sont volatilisées, vous ne possédez plus que quelques outils et vos mauvais lopins de terre agraire… qui ne valent plus rien… de toute façon, plus personne n’a d’argent pour les acheter dans les alentours… sauf le vieux Krebs de Rimling… vieux pingre qui a passé sa vie à se constituer un tas d’or, on dit qu’il rachète volontiers toutes les terres des migrants… il va falloir se résigner et prendre ce qu’il voudra bien donner… Il y a le problème des Vieux aussi, ils ne veulent pas partir, c’est peut-être mieux ainsi parce que, à la réflexion, personne n’avait envie de les emmener… bon, votre sœur Anne s’en occupera, vous regrettez qu’elle ne soit pas mariée, un homme à la maison n’aurait pas été du luxe mais ils se débrouilleront… il va bien falloir.

Jeanne, de quelques points de couture, a enfermé votre petit pécule dans l’ourlet de votre veste et dans celui de son mantelet, vous n’avez gardé dans votre porte-monnaie que les quelques pièces nécessaires à payer votre voyage ; dans votre unique malle, vous avez entassé tout ce qui est indispensable et notamment, quelques provisions puis vous avez persiflez, agacé, lorsque Jeanne a glissé ses souliers de mariage entre deux linges, persuadée que si elle s’en séparait, vous la battriez… Comme s’il n’y avait pas plus utile à emporter ! Ah ! ces croyances de bonnes femmes !

Honoré Daumier - Lithographie publiée dans "Le Charivari" du 25 décembre 1856
Je ne sais pas dans quelle gare vous embarquez car celle de Rohrbach n’est pas encore construite ; vous avez mis environ un an à vous préparer à ce voyage que vous savez sans retour et vous voici maintenant dans ce wagon de troisième classe, entassés avec tant d’autres aventuriers de votre espèce sur les inconfortables bancs de bois, vos filles et votre nièce, comme tous les enfants de ce fourgon, s’agitent et pleurent avant de sombrer dans un sommeil comateux… les persistantes odeurs de vin, de saucisson, de sueur et d’urine, sans compter les relents que dégagent les langes des nourrissons que les mères étendent sur le sol crasseux pour qu’ils sèchent, incommodent les moins sensibles… Malgré les courants d’air qui indisposent la plupart des voyageurs, coincé entre deux d’entre eux, engoncé -vous avez enfilé tous vos vêtements pour laisser de la place pour d’autres choses dans votre malle- vous avez du mal à respirer… vous aimeriez bien retirer votre veste pour vous sentir un peu plus libre de vos mouvements mais vous n’osez pas le faire car elle contient désormais pratiquement tous vos avoirs et ce train de misère vous laisse entrevoir ce que va être votre vie dans ce pays inconnu, la peur, la saleté, la fatigue, les vols, les maladies que peut-être ce vieux recroquevillé dans le coin du wagon est en train de transmettre à tous les passagers en toussant et crachant dans cet espace confiné, malgré les ouvertures sans vitre, où il est impossible d’échapper à ses postillons… C’est tout de même étrange, vos voisins, vos cousins qui, plusieurs fois, ont fait le voyage ne vous ont jamais parlé des conditions pour le moins difficiles de transport… ils disaient que le train était le moyen merveilleux pour aller d’un point à un autre… Que vous ont-ils encore tu ? Que n’avez-vous pas bien écouté ? Ne vous êtes- vous pas monté le bourrichon ? C’est trop tard de toute façon, vous avez pris votre décision, vous ne pouvez pas revenir dessus vous seriez la risée de toute la communauté. D’autres, selon eux il est vrai, ont réussi l’aventure, pourquoi échoueriez-vous ? Vous changez, vous le sentez, vous n’êtes déjà plus le même… vous connaissez, plus ou moins, pratiquement tous vos compagnons de voyage pourtant, vous commencez à vous en méfier… dès l’instant où vous êtes monté dans cette voiture, vous avez compris qu’il ne vous faudra plus compter que sur vous.

Vous avez raison Jacques, il faut que je vous quitte, mes contemporains s’agitent ; le conférencier doit avoir terminé son soporifique exposé. Evidemment que je reviendrai, vous avez encore beaucoup de choses à m’apprendre sur votre vie.

Ouf ! Mon esprit reprend possession de mon corps juste à temps pour entendre :

« Madame Livet, je suis très étonné, j’ai espéré que, d’une phrase, vous tanciez notre assommant professeur jusqu’à ce que je vous vois couvrir de notes le programme du colloque… pour ma part, je me suis ennuyé à mourir, comme presque tout le monde d’ailleurs. »

- Dites-moi Alain, faites-vous toujours de la généalogie ?
- Oui, bien sûr. Je commence à écrire un livre de famille.

- Voilà, c’est ce que j’ai fait. Les notes dont vous parlez sont en fait le brouillon d’un texte que j’ai écrit dans le cadre du
#RDVAncestral, un challenge entre amis généalogistes, que je n’avais pas eu le temps de rédiger et que vous pourrez découvrir demain sur les réseaux sociaux… enfin, si j’arrive à me relire ! »

Pour lire, ou relire, la terrible vie de Gustave Beckrich, le fils de Jacques mais aussi mon arrière-grand-père : Gustave

Et pour lire la suite des aventures de Jacques et de sa famille, c’est ici : La suite

Catherine Livet

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Sources/bibliographie :

Archives municipales de Rimling, Bining, Rohrbach-lès-Bitche

« Rohrbach-lès-Bitche et son canton – Chroniques lorraines » de Joël Beck aux Editions Pierron

« L’arrondissement de Sarreguemines » de Joseph Rohr aux Editions Pierron

Association CLI.MA. 57-67-68


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