Je me sens si bien calée dans mon nouveau fauteuil ergonomique que tout mon être s’allège sans à-coup ; sur la table devant moi se trouvent mes écrans, des feuilles volantes, deux stylos et un crayon que j’attrape pour le triturer en me laissant aller contre le dossier de mon siège… Je souris d’aise lorsque mon esprit commence à quitter mon corps qui reste un peu étonné de pouvoir vivre sans lui…
Tiens, voici mes parents, René et Denise Beckrich… ils m’apparaissent comme je ne les ai jamais connus, jeunes… à cette vue, je redeviens une toute petite fille prise d’une furieuse envie de me blottir contre eux pour que d’une affectueuse caresse ils me fassent oublier les vicissitudes inhérentes à toute vie mais ils me sourient en me faisant « non » de la tête et, de la main, m’encouragent à suivre mon chemin… dans l’ombre au-dessus d’eux j’aperçois ma grand-mère paternelle mais je ne m’attarde pas et je fixe mon esprit sur Marcel et Charlotte Muyllaërt mes grands-parents maternels… Oh là là ! Comme je me souviens d’eux… ils me faisaient peur… mais lorsque je le disais à ma mère et à ses sœurs, elles riaient et m’envoyaient jouer plus loin… comment aurais-je pu m’amuser tant je restais sur le qui-vive ? Des années plus tard j’ai rappelé ce souvenir qui ne m’a jamais quitté et je dois dire que le rire des mes tantes m’a semblé beaucoup moins perlé qu’hier… d’ailleurs, je les retrouve aujourd’hui comme dans mes souvenirs, les sourcils froncés et le geste péremptoire pour me signifier de passer mon chemin… cela tombe bien, je n’ai pas du tout envie de les rencontrer mais je me pose tout de même une question « me reconnaissent-ils ? » ; j’obtempère en passant rapidement à la génération de leurs parents, celle de leurs pères surtout car les mères restent floues pour mon esprit en voyage. Charles François Muyllaërt m’apparaît comme sur la photo disparue que l’on m’avait décrite il y a si longtemps… grand, puissant, appuyé sur une pelle, répit le temps d’une photo, la poitrine barrée de décorations, les mains gantées et le chapeau vissé sur la tête… Je ne sais pas trop pourquoi, Charles est hilare en me désignant d’un coup de menton l’homme qui se trouve à son côté, il me connaît, j’en suis convaincue… « Comment savez-vous que c’est pour lui que je suis venue ? » Il hausse doucement les épaules et se remet à son extraction d’argile…
Gustave Beckrich… le vrai, le dur, le tatoué… du cou jusqu’aux pieds, pas un seul centimètre carré de peau n’a été épargné…
Photo extraite du livre "Mauvais garçons" de J. Pierrat et Eric Guillon aux éditions la manufacture des livres
« Oui Gustave, c’est à toi que je m’adresse, c’est toi qui m’a fait quitter la réconfortante routine de mon agréable existence pour tenter de réparer le maillon de la grande chaîne de la vie que tu as rompue il y a si longtemps maintenant laissant des plaies sourdre jusqu’à ce que plus de cent ans après je reconstitue toute ta très courte vie, du cancre que tu étais à l’école jusqu’à ta dramatique fin à 35 ans en passant par les horreurs que tu as connues à Biribi…
Remets ta casquette, je ne suis pas ton juge, je suis l’une de tes nombreux arrière-petits-enfants car tu as laissé une tentaculaire descendance même si je n’ai pas encore retrouvé tout le monde. De plus, tu n’as vraiment rien à craindre de moi, je ne suis qu’un esprit qui vient trouver le tien pour que, si tes souvenirs te le permettent, tu confirmes ou infirmes mes propos.
Tu es né le 03 mars 1874 aux Lilas, tu n’es ni l’aîné ni le dernier-né de la fratrie, tes parents vivent en région parisienne depuis quatorze ans déjà et tu es encore bébé lorsqu’ils viennent stabiliser la famille à Saint-Denis aujourd’hui en Seine-Saint-Denis. Tu fréquentes l’école communale, toute neuve, moderne…ton jeune frère devient un brillant élève… pas toi ! Toi, tu es l’un de ces enfants qui jettent des pierres ou des immondices sur les autres enfants, les passants, les animaux ou les propriétés… garnements contre lesquels la mairie doit prendre des mesures coercitives pour faire passer les mauvaises habitudes. Si tu avais imaginé qu’un jour j’exhumerai ton dossier scolaire des archives municipales de Saint-Denis et que j’y lirai : « Conduite et tenue mauvaises. Enfant d’une insouciance et d’une paresse bien grandes ; progrès lents. », cette appréciation peu glorieuse est le bilan dressé à ta sortie de l’école en 1887, aurais-tu changé de comportement ?
L’époque est très rude, les dangers sont partout, on risque l’agression à tous les coins de rues, les maladies, tuberculose en tête, se propagent à la vitesse du son de taudis en galetas surpeuplés… tes parents sont ouvriers et si ton père est vernisseur sur cuir, il a tout de même cette grande chance de l’être dans une très importante tannerie dont les patrons, très paternalistes, font beaucoup évoluer les conditions de travail et de vie ; ils offrent des livrets d’épargne aux bons élèves, mettent en place la Fédération Nationale de la Mutualité française pour leurs salariés, ils font construire des logements salubres avec l’eau sur l’évier et des fosses d’aisance en nombre suffisant, distribuent aides et secours aux nécessiteux méritants… Contrairement à tes frères, surtout le plus jeune, tu n’as pas su tirer profit des atouts que tu avais.
Tu m’échappes un peu pendant les quatre années suivantes mais je sais que tu apprends un métier, celui de flanellier et je te retrouve le 10 juillet 1891 en bonne place dans le quotidien le « Petit Parisien ». Tu viens de te faire prendre le pied dans la botte que tu voulais voler à la devanture du commerçant du coin de la rue… le gendarme qui passait à ce moment ne t’a pas loupé… de toute façon, il serait venu te chercher plus tard chez tes parents… tout le quartier te connaît… comme ton acolyte qui encourage toujours tes vilenies lorsque ce n’est pas toi qui le pousse à quelques insanités. Contraint et forcé, tu rends les souliers et c’est chaussé de tes godillots éculés que tu te retrouves devant le juge qui te condamne à un mois de prison, peine que tu purges à la Santé, établissement pénitentiaire alors à la pointe de la modernité… La peine me semble un peu sévère, tu n’en es peut-être pas à ta première condamnation… tu es pris dans l’engrenage… tu n’as ni les moyens ni la volonté nécessaires pour changer le cours de ton destin… pire, tout ton comportement va accélérer ta descente…
Le journal de Saint-Denis du 30 août 1891 informe ses lecteurs que dès le lendemain de ta sortie de prison, les gendarmes te cueillent en train de voler des prunes dans une propriété… te voilà de nouveau sous les verrous ainsi que ton complice… il paraît que tu fais alors la déclaration suivante : « Aussitôt libéré, je me remettrai à voler. Il n’y a rien d’amusant et d’émouvant comme le métier de grinche »… J’ai quelques doutes… je ne te vois pas ainsi t’exprimer…
Dès le 24 septembre suivant, les gendarmes te ramassent, tu étais couché à l’entrée de l’égout collecteur, accompagnés de comparses plus âgés que toi, tu es devenu un vagabond habituel, délit répréhensible… après d’autres méfaits variés, tu disparais des journaux et je ne te retrouve que le 1er mai 1892 où, accompagné de deux vauriens de la pire espèce et à l’aide de fausses clés, tu t’introduis de nuit dans un magasin de bonneterie où tu dérobes pour un millier de francs de marchandises… l’enquête diligentée débouche sur ton arrestation et le journal de Saint-Denis du 05 mai 1892 qui relate les faits en détails n’hésite pas à te qualifier de dangereux repris de justice.
Tu es tombé dans tous les pièges de l’existence tendus aux jeunes de ton époque et les mesures prises par la mairie pour tenter de lutter contre la délinquance juvénile ont été mises en place trop tard pour t’aider.
Couverture de l'ouvrage de Dominique Kalifa "Biribi - les bagnes coloniaux de l'armée française" aux édition Perrin
Te voilà embastillé une énième fois… et tu manques encore à tes obligations… tu ne te fais pas inscrire sur les listes du recensement militaire… c’est ton père Jacob, que pourtant tu sembles mépriser un peu, qui t’aide malgré les grandes difficultés que tu lui as occasionnées en allant t’inscrire… en 1895… au lieu de 1894… Ce retard et tes antécédents te valent de gagner un lointain voyage.. direction Tataouine… tu es le matricule 2043 au sein du 3e bataillon d’Afrique, le « Bat-d’Af » en Tunisie… c’est le lot de tous les vauriens de ton espèce condamnés à une peine de prison ne dépassant pas trois ans ou se trouvant en détention à l’appel de leur classe… Brave gars en fait, partout ou tu passes, ton courage est apprécié… tête brûlée parmi les têtes brûlées, tu prends les plus grands risques pour accomplir le plus grand exploit… Je pense que tu échappes à la crapaudine, sanction -pour ne pas écrire torture- qui consiste à maintenir le puni à plat ventre, pieds et mains tirés en arrière et liés ensemble et à l’abandonner pendant un temps plus ou moins long sous le soleil d’Afrique ; tu ne dois pas avoir connu non plus les sévices habituels dont celui du tombeau qui consiste à enfouir dans le sable le puni en laissant seule la tête dépasser… toujours pendant des heures, toujours sous le soleil d’Afrique… Je pense même que, clandestinement et sous la menace de la même sanction, tu as apporté à boire aux suppliciés… le « Bad-d’Af » est la dernière chance pour les réfractaires à l’éducation… matés ou brisés, ils pourront s’insérer dans la société … en tous les cas, ils ne seront plus une menace pour les braves gens… sauf ceux qui se transforment en parrains de la pègre… tu n’es pas devenu un baron du crime, j’en aurai trouvé des traces… mais tu restes récalcitrant et il est difficile à l’armée de te faire rentrer dans le rang et un petit article que je lis dans la « Dépêche tunisienne » du 20 février 1898 m’apprend que tu viens de passer devant un conseil de guerre… que t-est-il encore passé par la tête ? Mais tu es tellement bon soldat que dans sa grande bonté, le conseil du 16 février dernier a décidé de t’acquitter de la prévention de bris de clôture… Tête à l’envers parmi les écervelés, tu trouves enfin ta place sur terre… tes défauts sont devenus qualités… Tu viens tout de même de frôler Biribi… le bagne… tu as peut-être connu la bastonnade si courante alors ; en tous les cas, tu as reçu quelques coups… comme tout au long de ta vie d’ailleurs car tu as connu le plat de la main de ta mère et les poings et pieds de ton père qui pourtant n’étaient pas plus violents que d’autres… les méthodes d’éducation d’alors semblent si barbares à mes contemporains…
Allez tiens bon Gustave, n’écope pas d’une nouvelle période… dans quelques jours la quille !”
Il me faut le quitter, j’entends que l’on m’appelle… si je ne réponds pas vite mon fils va s’inquiéter et va ouvrir la porte de mon bureau… je ne suis pas certaine que mon corps sans esprit puisse lui sourire assez pour le rasséréner.
Ce petit texte est mon premier essai au RDVAncestral et la suite de l'histoire n'est pas conseillée aux âmes sensibles mais elle est ici ˗`ˏ CLIC ˎˊ˗
Catherine Livet
Je vous invite à rejoindre le groupe Facebook "De la généalogie à l'écriture", vous y trouverez des idées pour écrire votre histoire familiale.
.・゜゜ LIBRAIRIE ゜゜・.
FNAC
(Pour la version numérique de mes livres)
Pour me joindre :
Sources/bibliographie :
Archives municipales de Saint-Denis en Seine-Saint-Denis
Presse locale et nationale sur Gallica et aux archives municipales de Saint-Denis
Souvenirs de mon grand-père, Marcel consignés par sa fille Denise
« Biribi – les bagnes coloniaux de l’armée française» de Dominique Kalifa aux éditions Perrin
« Bat-d’Af – la légende des mauvais garçons » Feriel Ben Mahmoud aux éditions Mengès
Quel destin ! en effet et si bien relaté C'est vrai qu'il faut toujours se référer et transposer les actions avec l'époque. 1874 ça me fait penser à ma Grand-mère qui dans un autre domaine a eu une vie bien compliquée. Merci à vous
RépondreSupprimerCathy CALVET
Merci pour Votre lecture et votre commentaire. J'espère lire bientôt la vie de votre grand-mère.
Supprimer