Jusqu’aux tréfonds de l’esprit de mon arrière-grand-père, vacille la lueur de l’espoir.

 Une belle journée s’achève par le départ de mes invités, ravis de ces quelques heures passées ensemble autour de ces concoctions que je leur réserve, à chaque fois qu’ils m’honorent de leur amicale présence. Un bonheur, proche de la félicité, envahit tout mon être et je dois me hâter de faire disparaître les traces de nos agapes avant de permettre à mon esprit, qui le demande, de pouvoir quitter mon corps dont il me faut prendre soin en l’installant, délicatement, au milieu des douillets coussins de son canapé favori, un calepin et un crayon à la main.

Ksar Oluled Soltane (sud tunisien – 20 km sud de Tataouine)
C’est vers toi, sans détour, que mon esprit se dirige répondant à ton appel… toi, Gustave Beckrich, mon arrière-grand-père… comme tu as l’air fatigué ! Tu reviens d’une marche interminable à travers le bled… Au Bad-d’Af, vous parlez encore de mission de pacification…Tu n’auras jamais les mots pour décrire les splendeurs que tu as vues et qui t’auront aidé à supporter le reste, quant aux horreurs dont tu as été témoin, victime ou même, il ne faut pas l’exclure, auteur, tu ne voudras jamais en parler… même pas à moi que tu as pourtant appelée à tes côtés… 

Tu es rentré à Saint-Denis en région parisienne en cette toute fin d’année 1898 et tu as retrouvé tes parents au 18 de la rue de la Briche où ils sont installés depuis plus de deux ans déjà… Tu es ébloui par tant de beauté, tu n’en reviens pas… les deux pièces qui composent l’appartement de cet immeuble neuf ont chacune une fenêtre qui donnent sur la rue arborée, il n’y a aucune trace de salpêtre sur les murs couverts d’un joyeux papier peint à fleurs, l’eau arrive directement sur l’évier et s’évacue par un ingénieux système de tuyaux qui courent le long du mur avant de disparaître dans une cloison. Ta sœur Christine a finit par se marier mais habite à l’étage du dessus, Louise et Léon sont maintenant les seuls occupants de la pièce à dormir, les parents ayant gardé leurs habitudes dans la pièce principale… tu ne reconnais pas tes neveux et nièces qui ont beaucoup changé, il y en a des nouveaux et tu ne sais pas bien qui est qui… les enfants t’épient, tournent autour de toi, silencieux, les plus téméraires où les plus inconscients, peut-être, suivent du doigt ces traits parfois boursouflés qui s’entrelacent partout sur ta peau dessinant un fascinant tableau… ces tatouages qui racontent tes douleurs mais aussi tes espoirs captivent les petits mais attirent la défiance des adultes… Non, contre toute attente, ton brutal séjour à Tataouine ne t’a pas brisé, là au milieu des tiens l’instinct de survie renaît aussi fort que lorsqu’il te guidait durant tes marches forcées au fin fond du désert tunisien… tu en pleurerais, si tu n’avais pas ta réputation de dur à cuire à défendre, en découvrant que cette vie de labeur basée sur la notion de famille qui te pesait hier te manque tant aujourd’hui…

 Derrière toi, se détachant timidement de l’ombre, se dessine une silhouette féminine à la ronde poitrine généreuse et à la taille de guêpe dont jamais je ne verrais le visage… C’est la fille des voisins, celle dont, bêtement, tu tirais les nattes à la sortie de l’école et que tu embêtais grossièrement jusqu’à ce qu’elle arrive chez elle et que sa mère te chasse à coups de balai et d’invectives… c’est une femme maintenant mais elle dégage encore cette fraîcheur propre à l’enfance, à l’innocence… c’est normal elle a tout juste 17 ans ; son maintien et son savoir -elle a son certificat d’études et a peut-être fréquenté une école primaire supérieure à Paris- ainsi que ses manières avenantes séduisent tous les jeunes hommes du quartier qu’elle éconduit un à un… Mais lorsque tu réapparais dans sa vie, elle ne semble pas longtemps résister à ton charme viril et s’abandonne volontiers à tes mâles désirs, portés au décuple par la continence, ou par des pratiques déviantes, que tu as connues durant ces longues années à Biribi -mais dont tu ne veux pas parler avec moi- qui la conduisent à donner le jour, ce 04 septembre 1899, à l’hôpital Saint-Louis dans le 10e arrondissement parisien, à un petit garçon qu’elle prénomme Paul et qu’elle reconnaît comme son fils le 12 octobre suivant à la mairie du 19e, arrondissement dans lequel elle habite au 35 rue Fessart. Personne parmi tes petits-enfants ne connaissait l’existence de Paul que même mon grand-père ne semble pas avoir évoqué… 

 Ce n’est que le 07 septembre 1901 à Saint-Denis où vous êtes revenus vivre que sont célébrées vos noces et que je peux enfin découvrir qui tu es, toi, mon arrière-grand-mère dont personne n’a pu me parler jusqu’alors. Tu es née le 12 avril 1881 à Courgivaux dans la Marne de Louis CHARLES et de Louise Klein ; les prénoms de Ida Rachel Ernestine t’ont été donnés mais la seule chose dont mon grand-père se souvenait était que sa Maman s’appelait Rachel. Tu restes bien floue et mon esprit n’arrive pas à te cerner totalement, il est tellement difficile de trouver des renseignements sur les simples honnêtes femmes de ton époque…

 Gustave, tu as raté ton enfance, ta vie d’adulte a été amputée par les privations et les vexations, la laideur et les cruautés… pour que ce mariage devienne réellement le début d’une nouvelle vie, tu fais appel aux sages de ton entourage à commencer par ton jeune frère Léon, l’érudit de la famille qui a suivit les cours complémentaires dans une école de Paris et qui parle et écrit si bien ; tu sollicites la présence de Jean Scholtz, le mari de longue date de ta sœur Annette, il a presque 39 ans et travaille depuis pratiquement toujours dans la même tannerie où il est très apprécié et enfin tu demandes à Eugène Bousquet d’être ton témoin… c’est le notable de la famille, il fait de la politique, tout Saint-Denis le connaît… pour ses prises de positions qui l’ont déjà conduit devant le juge… mais aussi parce qu’il assure des cours pratiques d’ajustage aux ateliers municipaux, dans sa jeunesse, il a passé cinq ans dans la marine nationale et lorsque tu étais enfant, ses récits de voyages t’enchantaient car tu le connais depuis toujours, il est l’époux de l’aînée de tes sœurs, Anna, tu n’avais même pas 10 ans lorsqu’ils se sont mariés.

 Le petit Maurice est né ce 13 février 1902, dans la crasseuse pièce lugubre, où vous vous entassez… il y fait si froid que les canalisations gèlent, les conduites éclatent… il n’y en a plus au logis et pourtant l’eau inonde les rues qui se transforment instantanément en patinoires… Mais rien n’ébranle ta volonté… tu es, me semble-t-il, bien fier de toi et tu vas inscrire ton bambin au concours de bébés organisé par les sages-femmes de la Plaine Saint-Denis pour démontrer que « leurs bébés » sont aussi beaux et sains que ceux du centre ville… La présentation de ton rejeton doit avoir lieu dans quelques jours, le 30 août… mais voilà que le fragile petit être se consume de fièvre… le petit corps se tord de douleur, luttant pour retenir cette vie si précieuse qui veut le quitter… il n’est pas de taille contre un tel adversaire et la mort gagne ce 29 août 1902…Tu n’auras pas le loisir de remettre sur le droit chemin le galopin qu’il aurait du devenir, dès le lendemain tu accompagnes la minuscule dépouille jusqu’à la fosse commune réservée aux nouveaux-nés ; tu commences à bien connaître ce maudit cimetière, ton père est décédé juste huit jours plus tôt, usé par sa vie de labeur et tu viens de le conduire jusqu’à la fosse commune pour adultes.

 Ah Rachel ! Je t’aperçois… tu es dans l’atelier dans lequel tu œuvres à la confection de corsets sur-mesure pourtant, et cela m’a beaucoup étonnée, le si complexe et intime vêtement fait alors l’objet d’une production industrielle dont les trois-quarts proviennent des ateliers de la prison pour femmes de Clermont dans l’Oise… Penchée sur ton ouvrage, tu fronces les sourcils… de petites douleurs dévient ton attention… brutalement elles se transforment en affreux maux… tu as l’habitude maintenant et tu reconnais « les douleurs »… tu ne peux pas te tromper, « le travail » a commencé… il te faut te rendre chez une sage-femme, à l’hôpital… rentrer chez toi… tu te lèves lourdement en tenant ton ventre douloureux à deux mains… et tu pousses un léger cri… un liquide tiède coule le long de tes jambes, formant une petite flaque à tes pieds… la très jeune apprentie couturière se précipite dans la rue en criant pour chercher de l’aide… ton patron écarquille les yeux de stupeur… se précipite vers toi, laissant choir son ouvrage, pour t’aider à t’allonger avant que tu ne chutes sur le dur carrelage… une matrone, la petite domestique de la boutique voisine en fait, est venue prêter main-forte et, tout en s’activant, ne peut s’empêcher de sourire en découvrant ce petit être gluant, hurlant, se débattant… maladroitement mais fermement retenu par les grandes mains rugueuses et tremblotantes d’émotion de ce modeste tailleur d’habits qui n’a eu que le temps de les tendre, réunies en coupe, pour recueillir ce petit d’homme si pressé de vivre… C’est lui, mon grand-père, Marcel, qui vient de naître en ce 04 août 1903, au 16 de la rue de la Tombe Issoire dans le 14e arrondissement de la capitale, c’est Charles Decaux, éphémère accoucheur, qui va faire la déclaration. C’est cet enfant, dans de très nombreuses années, qui racontera sa naissance ainsi que d’autres souvenirs… il dira à sa chère fille aînée, ma mère, qu’il avait une sœur qui, on ne sait pourquoi, sera appelée Jeanne lorsque son histoire parviendra jusqu’à moi… 

Gustave, je l’ai cherchée longtemps cette petite Jeanne… jusqu’à ce que je fasse la connaissance d’une jeune fille, arrière-petite-fille d’une certaine Suzanne… qui s’est avérée, sans aucun doute, être ta fille née le 03 octobre 1904 à l’hôpital de Saint-Denis… alors, j’ai cessé de chercher Jeanne… pensant que je venais de la trouver sous le prénom de Suzanne… Ton fils disait qu’il avait été confié à l’assistance publique après que tu te serais défenestré rue Brézin à Paris… il n’avait que 7 ans lorsque tu es censé avoir rompu la fragile chaîne de la vie… pouvais-je admettre qu’il n’y avait eu aucune déformation de ses souvenirs ? Ton acte de décès dit que tu es mort, veuf, à ton domicile mais j’ai continué à chercher, fouiller le passé… ton fils ne pouvait pas avoir tout inventé…

Tu es en train de t’embourgeoiser… Qui, quelques années avant, aurait pu l’imaginer ? Tu t’inscris sur les listes électorales en 1906, bien décidé à participer activement à la vie de la cité, comme tes beaux-frères savent si bien le faire, mais tu conduis aussi la dépouille de ta mère jusqu’à la fosse commune pour adultes qui porte le numéro un, dans la rangée douze, ce n’est pas la même que celle de ton père ; de garnis en meublés miteux, après sept ou huit emménagements successifs, tu poses tes malles en 1909 dans un appartement clair et propre qui a été aménagé dans les nouveaux immeubles construits sur la place de l’ancien marché, petit à petit tu l’équiperas de meubles bien à toi et de tout le confort domestique possible, Rachel et les enfants n’auront plus jamais froid l’hiver… comme tes sœurs et tes neveux si bien installés rue de la Briche… 

Comme tout semble calme place de l'ancien marché

Le présent s’adoucit, l’avenir s’annonce prometteur… mais voilà que Rachel est malade, tellement que tu fais venir le médecin qui, impuissant, la fait hospitaliser… Oh là là ! tu ne sais plus quoi faire… tu envoies l’aîné de tes fils chez des parents, je ne sais pas encore lesquels, à la campagne ; âgé d’une dizaine d’années, il est autonome et peut même aider aux travaux des champs, suffisamment pour payer sa pension, tu n’as donc pas de difficultés à le placer… Qu’apprends-je ? Tu places un bébé en nourrice… la petite Jeanne existerait-elle donc ? Ah là là ! J’ai failli passer à côté du petit Eugène Louis sans le voir, il est pourtant né dans l’appartement que tu occupes à Saint-Denis, le 16 avril 1907… C’est bien cela n’est-ce pas ? Tu n’as qu’une fille prénommée Suzanne et aucune Jeanne, les trois autres sont des garçons… J’ai retrouvé les descendants de Suzanne avec qui, du moins certains, je converse parfois ; je leur ai raconté ton extraordinaire destin mais pour ta fille qui aurait tellement voulu connaître la vérité et pour mon grand-père, je suis arrivée trop tard…  

 L’état de santé de Rachel ne s’améliore pas… l’hôpital ne peut rien pour elle, peut-être même pas atténuer ses éventuelles douleurs alors, elle revient dans votre si coquet deux pièces où tu fais ronfler le poêle à charbon pour qu’elle n’ait pas froid… mais elle succombe ce 15 novembre 1909… tu l’accompagnes le lendemain et assistes à son inhumation dans la fosse commune pour adultes numéro 23 dans le carré cinq de la cinquième rangée du cimetière communal… Une idée te taraude et tu en es sûr maintenant, ta seule chance d’être enseveli avec Rachel est de la rejoindre avant que la place ne soit prise par un autre… puis tu te rends à l’atelier de confection où tu es employé rue Brézin, et ton patron chez qui tu n’es pas venu travailler depuis plus de six jours, le temps de l’agonie de Rachel, t’annonce qu’il ne veut pas te reprendre… alors, désespéré, hurlant ta douleur… tu te précipites par la fenêtre que ton corps puissant pulvérise et tu t’écrases, dans les débris de verre et de bois qui ont accompagné ta chute, sur les durs pavés de la chaussée humide… Les courants d’air sont revenus habiter ton crâne… croyais-tu vraiment mettre fin à tes jours en jetant ton corps, encore jeune et robuste, d’un premier étage parisien ? La foule t’entoure, on te relève, quelques tessons se sont fichés dans ta peau épaisse et le sang coule des nombreuses et diverses blessures qui meurtrissent ton corps mais aucune n’est mortelle… même pas inquiétante… Tu es conduit à Lariboisière où tu es pansé mais où les médecins vont te garder pendant longtemps, très longtemps… je ne sais pas si tu as droit à la camisole de force et je ne veux pas plus connaître le remède qui t’est prescrit pour te faire passer tes idées suicidaires… 

Le petit Marcel a sept ans maintenant et sa sœur cinq, ils sont confiés temporairement à l’assistance publique… Les jours passent… les semaines passent… les mois passent… et puis le médecin chef de l’hôpital décrète que tu es guéri, que tu peux récupérer tes enfants et rentrer chez toi… C’est ainsi que ce 20 février 1910, las, hébété, le marmot accroché d’une main à tes basques et traînant sa sœur de l’autre, tu regagnes ton petit logis qui te ravissait tant hier et que tu abomines aujourd’hui… Il n’y a pas deux jours que tu es rentré que ton propriétaire vient te réclamer le loyer que tu n’as pas réglé depuis le mois de novembre dernier… tu n’as plus un sou… toutes tes économies, si difficilement constituées, se sont envolées en frais médicaux… tu as une semaine avant d’être jeté à la rue… mais tu n’as plus de travail, plus même de forces ni physiques ni psychiques…

Un article parmi tant d'autres parlant de la tragique fin de Gustave Beckrich

Pourquoi avoir gardé ces deux petits auprès de toi ? Tu ne sais pas quoi faire d’eux alors, tu adresses une lettre à Monsieur Magnan, le commissaire de police du quartier, lui demandant de bien vouloir prendre toutes les dispositions pour que l’on s’occupe bien de tes chers petits que tu appelles auprès de toi, sur ce lit où tu viens de t’étendre… On te prête cette parole « Embrassez bien votre papa, il va mourir ! » Tu déposes ta missive-testament bien en évidence sur la table de chevet, de son petit tiroir tu sors ce revolver que tu avais acheté pour défendre ta famille des malfrats qui sont encore légion en ce début de siècle… et, à même pas 36 ans, devant tes enfants, ce 23 février 1910 à six heures du soir, tu te fais sauter la cervelle.

Non, Gustave, ne pleure pas, ne t’excuse pas… tu n’as rien à regretter… Tu viens d’être rattrapé par le destin… ton destin… ni toi ni moi n’y pouvons quoi que ce soit, mon esprit n’est entré en communion avec le tien que pour pouvoir réparer le maillon de la grande chaîne de la vie que désespoir et misère avaient brisé.

Oui, bien sûr je reviendrai te rendre visite, je ne lâche jamais un membre de ma famille… et regarde à tes côtés, l’homme appuyé sur le manche de sa pelle qui, amicalement, nous fait signe ; il s’appelle Charles Muyllaërt, lui aussi a tenté d’échapper à sa destinée, il m’attend, il est mon second arrière-grand-père maternel et ce n’est pas sa seule qualité.

Il me faut maintenant mettre un terme au plus vite à cette visite, car je sais trop quelle angoisse étreint mes proches lorsqu’ils découvrent mon corps avant que mon esprit n’en ait repris possession, craignant un accident cérébral ou je ne sais pas trop quoi… ils n’ont jamais réellement admis que je puisse dissocier les deux composantes de ma petite personne.

Catherine Livet 

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 “J’ai spécialement rédigé ce petit texte dans le cadre du RDVAncestral ; c’est ma seconde participation à ce rendez-vous mensuel qui est devenu un puissant levier de motivation pour continuer à écrire la vie de mes ancêtres. Merci pour vos lectures, amicaux encouragements qui me sont si précieux”
Pour lire le début

Sources/bibliographie :
Archives municipales de la ville de Saint-Denis en Seine-Saint-Denis
Presse nationale sur Gallica, journal de Saint-Denis aux archives municipales
Souvenirs de mon grand-père, Marcel consignés par sa fille Denise






 

 


 

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