Récit de vie
L’horizon est barré par une ligne sombre formée par les monstrueux porte-conteneurs -chargés pour la plupart de produits industriels médiocres et souvent inutiles- qui, en file indienne, à vitesse si réduite que l’on peut les croire à l’arrêt, amorcent leur entrée dans le port du Havre… Je préfère porter mon regard sur le bassin aux yachts et contempler les voiliers qui ondulent doucement au gré de l’eau, vivante, qui orchestre avec maestria ce ballet parfait.
Coupée de la folie du monde dans cette cage de verre qui ferme la petite terrasse dans laquelle je me trouve, un verre de bordeaux et quelques toasts à portée de main, je regarde maintenant le ciel, encore gris de la pluie de la journée mais pas encore noir de la nuit qui arrive, qui s’entrouvre pour me montrer deux étoiles lumineuses vers lesquelles, sans prévenir, mon esprit joyeux, laissant mon corps à sa béatitude terrestre, bondit… il ne s’est pas trompé, ce sont mes parents qui se manifestent, ils savent que je suis en train de, bêtement, tergiverser et que mes réticences ne sont pas fondées... je dois aller à la rencontre de cette lointaine ancêtre de ma mère…
Comme j’ai hésité à répondre à votre appel ayant eu peur de me tromper en reconstituant votre vie tant il y a de différences entre ce que vous avez vécu et ma propre existence, il faut dire que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts… et il n’est décidément pas très aisé de sortir une banale femme de l’oubli… sauf que vous n’avez pas été aussi ordinaire qu’il y paraît de prime abord…
Atelier et production du cloutier |
est cloutier… il paraît qu’il faut 12 coups de marteau pour faire un clou ! Encore aujourd’hui, tout le monde comprend l’expression « Travailler pour des clous » alors oui, à n’en pas douter, vous arrivez dans une famille très pauvre.
Votre étrange vie, pour moi, commence par un premier mystère : Pourquoi êtes-vous née à Maubeuge dans le Nord ? Oui, bien sûr, c’est la ville dans laquelle votre père est né lorsque ses parents, après avoir usé leurs sabots et leurs forces sur les chemins, parfois dangereux, de Liège à Maubeuge, après avoir quitté famille, amis et village, après avoir eu peur, faim, froid, après avoir perdu l’espoir puis l’avoir retrouvé, ont enfin posé leur maigre bagage dans le faubourg de Maubeuge… croyant laisser derrière eux la misère qui était la leur… ils en ont retrouvé une autre… Ils ont sans doute perdu des enfants en route car il y a de la place pour plusieurs entre la naissance de votre père en 1772 et celle du seul frère aîné que je lui connaisse en 1756.
Maubeuge : église St-Pierre et Ste-Aldegonde XVIIIè ; au fond à gauche, la chapelle des Sœurs Noires. |
La situation n’est pas très gaie mais, somme toute, assez commune mais voilà qu’un drame va éclater, faisant basculer votre famille dans une grande précarité. Vous êtes à Lerzy dans l’Aisne, qui semble être votre lieu de résidence habituel, avec votre mère, votre frère Louis François et votre jeune sœur Marie Joseph Célestine ; votre père est absent, pour une raison qui me reste inconnue, il est à une bonne trentaine de kilomètres de votre domicile, à Solre-le-Château dans le Nord où, âgé de seulement trente-cinq ans, il décède le 05 septembre 1807 chez un certain Monsieur Albert Delhaye, rue des Religieuses. Votre père n’est pas inconnu et son frère, Nicolas, qui habite à Maubeuge est prévenu et fait la déclaration du décès. Votre plus jeune sœur naît quelques mois après la disparition de votre père, le 20 mars 1808 à Lerzy. Dès lors, vous ne pouvez survivre que grâce à la charité et votre mère va percevoir quelques subsides, puis, cela va se généraliser, l’aide sera distribuée sous forme de mesures de pain.
Quelques années passent sans que je puisse savoir quoi que ce soit à votre sujet, une seule chose est sûre, vous ne fréquentez pas l’école et vous ne saurez même pas écrire votre nom.
Le 31 octobre 1821, votre mère se rend à la mairie de Lerzy assistée de deux témoins pour déclarer que vous avez, la veille, donné naissance à une petite fille naturelle qu’elle nomme Marie Joseph mais les mêmes voisins, témoins de la naissance, vont venir déclarer que cette enfant est décédée le 28 mai 1823 dans votre maison de la rue du Moulin.
Vous êtes devenue fileuse, métier déjà exercé par votre mère, et vous épousez votre camarade de toujours -il doit même surtout être l’ami de votre frère- Jean-Baptiste Merda qui est né le 30 janvier 1800. Là encore un imbroglio s’est glissé dans les registres d’état civil de Lerzy et votre futur époux est enregistré comme décédé le 03 janvier 1801… c’est pourtant la même tante, Marguerite Merda, qui avaient fait les deux déclarations… Personne ne sait écrire, sans doute même pas lire… les naissances se suivent… comme les décès des nouveau-nés et des nourrissons… peu importe en fait ce qui s’est passé, le futur est officiellement Jean-Baptiste Merda né le 30 janvier 1800, il est orphelin, manouvrier et, comme vous, il ne sait pas écrire son nom en bas de l’acte qui officialise votre union. Il se passe peu de temps après les épousailles, célébrées le 07 octobre 1825, avant que naisse, le 19 janvier suivant, une petite fille que son père va déclarer sous les prénoms de Marie Célestine mais l’enfant décède le 20 juillet suivant.
Votre sœur, Marie Joseph Célestine se marie durant l’été 1828 avec Pierre Joseph Delmote ; votre frère et votre époux sont les témoins de cette union… peut-être y assistez-vous également mais j’en doute…
Ce mariage sera au moins aussi malheureux que le votre et prendra rapidement une drôle de tournure ; un petit Jean Baptiste naît en mai 1829, son père, tisseur en coton, n’a que 22 ans lorsqu’il se rend à la mairie de Lerzy pour déclarer l’événement ; une sœur naît le 04 novembre 1833, c’est la grand-mère du bébé, alors âgée de 58 ans qui vient déclarer que l’enfant est issue de sa fille Marie Joseph Célestine mariée à Pierre Joseph Delmote mais que le père est absent. Presque deux ans plus tard, la même grand-mère vient déclarer, dans les mêmes termes, la naissance de Rosalie Euphrasie née le 18 septembre 1835 qui est enfant légitime de Pierre Joseph Delmote, encore une fois absent. Le recensement de population de Lerzy pour l’année 1836 nous donne une indication capitale : Pierre Joseph Delmote est alors détenu à Toulon. Le 05 mars 1838, naît Marie Frozine que la grand-mère du bébé, qui habite désormais chez sa fille Marie Joseph Célestine, vient déclarer à la mairie de Lerzy en utilisant exactement les mêmes mots que lors des autres naissances ; Angélique Hélin reviendra à la mairie de Lerzy pour déclarer qu’un petit-fils issu de sa fille Marie Joseph Célestine est né le 15 août 1840 et que son gendre est… absent. Les deux femmes, malgré leur travail, n’arrivent pas à nourrir tous ces enfants, elles sont donc reconnues indigentes et aidées par la charité, tout comme bien d’autres membres de la famille Rahïr. Pourquoi et depuis quand exactement Pierre Joseph Delmote est-il sous les verrous ? Tout comme ses contemporains, je ne le verrai jamais regagner son foyer ; il adresse son consentement, pour le mariage de sa fille Marie Frozine en 1860, par brevet passé devant Maîtres Malézieux et Boucher, notaires à Vervins dans l’Aisne et ses deux autres filles en juin et septembre 1865 n’auront pas besoin de recourir à son consentement pour se marier puisque leur père se trouve alors en état d’interdiction légale ainsi que l’atteste l’extrait du casier judiciaire du tribunal civil de Vervins…
Mais revenons à vous, Angélique, je vous perds de vue et je ne suis certainement pas la seule. La vie que Jean-Baptiste Merda vous offre ne vous satisfait pas, elle ressemble bien trop à celle que vous avez toujours connue… à moins qu’elle ne soit pire… alors, vous laissez choir votre Aisne natale, votre famille et vos amis… et sans doute votre mari que vous trouvez vraiment trop médiocre… ou peut-être violent, à moins qu’il ne soit malade, infirme… c’est peut-être vous qui avez un problème quelconque…
Je ne sais pas trop à quelle date vous êtes partie mais la naissance de votre petite Marie Célestine n’est suivie d’aucune autre… du moins à Lerzy ; j’ai tendance à penser que vous avez filé assez rapidement après le décès de cette enfant.
Je doute que vous vous soyez lancée seule sur les routes, ce n’était pas la place d’une femme, je pense plutôt que vous vous êtes laissée séduire par un marchand forain, un colporteur ou tout autre bonimenteur qui vous a laissé miroiter qu’ailleurs l’herbe était plus verte et le ciel plus bleu…
Je crois que vous avez été abandonnée au bord de la route par votre séducteur de pacotille lorsque je vous retrouve, en 1831, en pleine misère qui décidément sera votre plus fidèle compagne. Vous vous êtes installée depuis environ six mois, sans doute contrainte et forcée par les évènements qui vous ont dépassée, à Auxonne en Côte d’Or. Pour survivre, malgré votre état, vous exercez le dur métier de blanchisseuse lorsque vous donnez naissance le 13 juin, 8 rue de l’hôpital, à une petite fille naturelle à qui vous donnez les prénoms de Marguerite Angélique et elle hérite donc de votre patronyme Rahïr. Isolée, sans doute désespérée, vous finissez par comprendre que vous n’échapperez pas à votre destin et vous prenez le chemin du retour… ou presque, car vous ne revenez pas vers votre mari mais vous allez un peu plus loin, dans le Nord, où vous posez votre maigre baluchon et le bébé, robuste, qui a décidé de vivre -contrairement à ceux que vous avez éventuellement eus depuis votre départ du foyer conjugal- à Avesnes (sur Helpe) ; ce n’est pas un hasard si vous arrivez dans ce lieu car vous y avez un cousin, Jean Joseph, qui s’y est marié et qui y vit avec Félicie Antoinete Joseph Colnot et cette cousine par alliance va jouer un rôle important pour l’avenir... mais il faudra attendre un prochain récit pour le découvrir. Incapable de vivre seule, vous vous acoquinez avec un homme dont l’identité sera perdue pour toujours pour vos descendants et une nouvelle petite fille va naître le 10 juillet 1835, chez vous, rue Sainte-Croix, vous êtes assistée par Benoîte Lebon, femme Martin, sage-femme du lieu qui déclare que la petite Julie est issue de vous, légitimement mariée à Louis Joseph Merdas… Simple erreur sur le prénom de votre époux, choix délibéré de la sage- femme qui savait bien que votre mari ne pouvait pas être le géniteur… à moins que ce soit vous qui vous soyez trompée de prénom en donnant l’identité de votre mari ? Tout est possible mais une chose est sûre, votre fille sera Julie Merdas.
Un bonheur en appelant un autre, vous accouchez, le 21 juin 1838, d’une petite Catherine Clémence ; c’est la même sage femme qui est venue chez vous, dans votre maison de la rue Sainte-Croix qui vous assiste et qui va à la mairie d’Avesnes déclarer le bébé comme étant la fille de Louis Joseph Merdas et de sa légitime épouse, Angélique Raÿr. Sauf que durant tout ce temps, votre époux n’a pas quitté le département de l’Aisne où il vit au hameau de Le Bouhoury à Lerzy, voisin de votre mère et de votre sœur et pas très loin de votre frère Louis François qui habite le village et qui est reconnu indigent et secouru, bien qu’il soit également dit manouvrier.
Un bonheur en appelant un autre, vous accouchez, le 21 juin 1838, d’une petite Catherine Clémence ; c’est la même sage femme qui est venue chez vous, dans votre maison de la rue Sainte-Croix qui vous assiste et qui va à la mairie d’Avesnes déclarer le bébé comme étant la fille de Louis Joseph Merdas et de sa légitime épouse, Angélique Raÿr. Sauf que durant tout ce temps, votre époux n’a pas quitté le département de l’Aisne où il vit au hameau de Le Bouhoury à Lerzy, voisin de votre mère et de votre sœur et pas très loin de votre frère Louis François qui habite le village et qui est reconnu indigent et secouru, bien qu’il soit également dit manouvrier.
Vous devenez veuve le 08 septembre 1850 lorsque Jean-Baptiste s’éteint chez lui ; c’est Louis François Rahïr, votre frère que tout le monde à Lerzy connaît comme le beau-frère du défunt, qui fait la déclaration, l’acte précise que vous habitez à Avesnes et que vous êtes sans profession.
Votre fille aînée, Marguerite Angélique Rahïr, est couturière lorsqu’elle accouche, le 10 septembre 1849 d’un petit Joseph Henri ; c’est la sage-femme Benoîte Lebon, femme Martin, celle qui vous avait secondée pour la naissance de vos deux dernières filles qui aide votre fille qu’elle appelle Henriette Merda… votre petit-fils devient donc officiellement un Merda…
La même sage-femme va ainsi aider à mettre au monde les quatre premiers enfants de Marguerite Angélique Rahïr qu’elle nommera à chaque fois, Henriette Merda et qui, familièrement, est appelée Mariette.
Je ne trouve plus trace de vous jusqu’au 05 juillet 1855, jour où le maire d’Avesnes, accompagné d’un grand nombre d’habitants, se transporte à l’hospice civil à la demande de Monsieur Henri Joseph Delattre qui, très malade, ne peut pas se rendre à la mairie… vous êtes présente dans cet hôpital… et pour cause… le maire s’est déplacé pour présider à votre mariage avec le dit Delattre ; la célébration se déroule dans le vaste réfectoire afin que le monde puisse y assister. Le mariage est prévu depuis assez longtemps déjà puisque votre mère, Angélique de son véritable nom Hélain et pas Hélin, a donné son consentement à votre étrange mariage dès le 24 mai précédent, devant Maître Froment à La Capelle.
Un mois plus tard, le 13 août, votre mari décède… à l’hospice civil qu’il n’a pas quitté.
Cette union n’est peut-être pas aussi étrange qu’elle le semble… Je pense que vous êtes entrée au service de cet homme malade, vous lui avez prodigué de bons soins et vous vous êtes occupée de toutes les taches ménagères… pendant plusieurs, voir de nombreuses, années. Durant tout ce temps, vous avez eu une vie stable, rangée, un toit pour vous abriter et à manger tous les jours… L’état de santé de Monsieur Delattre se dégrade, il doit même entrer à l’hospice, il sait que c’est la fin pour lui et que son infirmière dévouée n’a aucun droit… lorsqu’il ne sera plus, vous serez jetée à la rue sans un sou… alors il décide de vous épouser ainsi, après sa mort, vous pourrez continuer à habiter la maison, cultiver le jardin et même, sans doute, profiter de la petite basse-cour… Bien entendu il n’y a pas de preuve que cela ce soit ainsi passé mais votre petite-fille Hortense connaîtra une dernière tranche de vie similaire et plus d’un siècle après la célébration de votre second mariage une femme, Paulette, qui fera partie de ma vie pendant de nombreuses années, se mariera exactement, mais dans une autre région de France, dans les mêmes conditions que vous. Les tables de successions nous indiquent que vous êtes l’ayant droit de votre époux qui possédait effectivement quelques biens à La Flamengrie, située à moins de quinze kilomètres d’Avesnes.
Malgré sa vie très dure, votre mère atteint l’âge très respectable de 84 ans et meurt le 15 septembre 1858 dans sa demeure de Lerzy, ce sont votre frère Louis François et son fils Narcisse Bélisaire, garde-champêtre de 30 ans qui font la déclaration ; les deux hommes sont habituellement secourus par le bureau de charité de Lerzy qui verse à Narcisse Bélisaire, le 22 septembre 1858, la somme de 3 F pour régler la fosse de Angélique Gélin (Hélain), sa grand-mère.
Votre environnement est donc enfin devenu moins hostile, votre être s’apaise et même, celui que vous avez cherché toute votre vie apparaît dans votre existence plus exactement dans celle de la plus jeune de vos filles, Catherine Clémence, qui donne naissance le 20 décembre 1858, rue Barthélémy à Avesnes, à la petite Marie Louise… Mais en 1865 arrive à Avesnes, Charles Durget, maréchal des logis au 9e régiment de cuirassier, il épouse Catherine Clémence le 20 novembre de cette année et reconnaît et légitime la petite Marie Louise née en 1858, il est originaire de Port-sur-Saône d’où ses parents ont fait parvenir leur consentement au mariage de leur fils qui a également été autorisé par le général commandant la 1ère subdivision de la 3e division militaire à Lille. Vous êtes présente et consentante au mariage de votre fille.
Charles Durget va devenir l’homme de la famille, il sera toujours là pour les grands évènements qui jalonnent toute existence, il sera présent pour ses enfants dont Marie Louise et pour ses petits-enfants mais aussi pour les enfants de votre fille Marguerite Angélique Rahïr devenue Henriette Merda ou Mariette qui n’aura pas votre longévité et qui nous quitte prématurément le 26 février 1873, veuve, dans une maison de la rue Sainte-Croix et c’est Charles Durget qui fait la déclaration de décès ; la vie de votre fille aînée est encore plus extraordinaire que la votre et vous allez grandement y prendre part -mais ce sera le sujet d’un autre récit- car votre vie quelque peu mouvementée va durer quelques 84 ans et vous décédez le 18 avril 1884, dans une maison de la rue du Pavillon à Avesnes, probablement chez votre gendre Charles Durget qui fait la déclaration de votre décès.
Le froid m’éveille… il est deux heures du matin… mon esprit a enfin regagné mon corps… je m’engouffre dans mon appartement pour me réchauffer et m’installe à mon bureau car il faut maintenant que je rédige mon texte pour le #RDVAncestral du mois de décembre 2017.
Catherine Livet
La suite raconte la vie de sa fille Mariette née Marguerite Angélique Rahïr et devenue Henriette Merda
Sources/bibliographie :
- Archives départementales de l’Aisne
- Archives départementales du Nord
- Archives départementales de Côte d’Or
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