mercredi 16 mars 2022

Charles Muyllaërt, sergent à la Légion Etrangère

 " Mais enfin Charles Muyllaërt ! Que diantre êtes-vous allez faire à la Légion ?

 - Bah çà alors ! J’en r’viens pas ! Vous êtes la fille d'la  P’tite Denise  ? Vous savez, j’sais pas causer mais j’dois dire que j’l’aimais bien ma P’tite Denise, l’était bien la seule à n’pas avoir peur d’moi et la première fois qu’elle a noué ses p’tits bras blancs autour de mon cou pour m’faire un bécot j’ai failli la repousser - j’avais pas l’habitude de ces effusions et encore moins des moutards -.  Ah mais, c’est pas c’que vous voulez entendre ; c’est pourquoi, jeune, Français, m’suis r’trouvé engagé à la Légion Etrangère… Ca va p’t’être pas vous plaire… Bah, tant pis, j’y vais :

En 1910, j’ai fêté mes 20 ans, j’voulais pas aller faire mon service, j’étais antimilitariste, anticlérical… bon, j’étais contre tout… c’que j’voulais c’était profiter de ma légitime, d’mes potes, faire la nouba, guincher jusqu’au matin en biberonnant… c’est bien vrai ça… j’l’ai toujours aimée la bibine bien fraîche.

Alors v’la  c’que j’ai fait : j’me suis fait recenser loin… là où j’habitais pas… alors, j’ai pas reçu les convocations… Insoumis z’on dit qu’j’étais à l’armée.

Et puis dis-donc, paraît que tout le monde savait qu’ça allait péter… sauf ma pomme… l’a fallu que j’vois l’affiche qui disait bien qu’les Boches voulaient not’peau… Mon sang n’a fait qu’un tour ! J’suis allé m’engager, les Pruscos n’avaient qu’à bien se tenir… j’la vendrais chère ma peau et la France, l’auront pas !

Mais bon, j’voulais m’battre, pas qu’on m’foute au trou alors, vous savez c’que j’ai fait ? J’suis allé à la Légion… sont moins regardants… j’ai pas été le seul, y en avait tellement qu’ils savaient plus quoi en faire à la Légion Etrangère des Français… J’ai pas pipé, tout p’tit que j’me suis fait, j’ai t’nu bon… j’suis resté… J’suis arrivé au 2e le 28 août 1914, j’suis passé Caporal le 24 octobre suivant… J’ai été content… Déterminé qu’j’étais à en bouffer du Boche ! C’est pas qu’j’lui en voulais au Prussien au bout d’ma baïonnette mais c’était lui ou moi… Pensait tout pareil en face de moi le Boche…

Une mesure exceptionnelle du Ministre de la guerre m’a permis de rester à la Légion jusqu’à la fin des hostilités et puis j’finirai mon temps dans un régiment conventionnel qu’ils m’ont dit et j’ai même été rayé de l’insoumission et, dans la foulée, j’suis passé Sergent.

Bon, j’y étais… à Belloy-en-Santerre, au boyau du Chancelier … enfin bref, vous savez, partout où la régulière achoppait, partout où il fallait d’la chair à canon… j’y étais. A Cumières aussi j’y étais… bien sûr… j’m’en souviens du 20 août 1917… c’est là que tout c’est arrêté… Comme d’habitude… j’me posais pas de question, j’fonçais… obéissant aux ordres… et quand y avait plus personne pour me dire c’qu’il fallait faire… j’improvisai… s’il fallait, j’prenais les choses en mains… c’est ce qui m’a valu mes belles décorations et mes honorifiques citations.

Et puis le sol a tremblé plus que d’habitude, j’ai plus rien vu du tout, plus rien entendu d’autre que mon propre râle… et puis, j’sais pas trop comment ça c’est passé… ils m’ont ouvert le crâne pour m’enlever les éclats de biscayen qui l’avaient pénétré… ils m’ont pas abandonné sur le billard… ils sont restés, les chirurgiens, les médecins, les infirmières… et pourtant, j’croyais qu’j’étais encore au front parce que ça pleuvait dur sur l’hôpital… faut croire qu’ils avaient pas vu la croix rouge les Boches.

Bon j’suis pas mort, j’ai perdu un doigt… j’ai d’la « substance » osseuse qui s’échappe de mon omoplate gauche… petit à petit j’vais perdre l’usage de mon bras et puis y a cette foutue plaie à l’occipital qui ne se soignera jamais ; j’crois bien que leur « substance » c’est ma cervelle qui prend la tangente par la brèche ouverte par l’ennemi.

C’est seulement au milieu de l’année 1919 que l’on m’a dit qu’mon frère Laurent avait crevé le 14 septembre 1914 à Courbesseaux en Meurthe et Moselle ; Mort pour la France ! Mon cousin germain aussi a passé l’arme à gauche, Edmond Merda ; Mort pour la France le 12 mai 1917 ! Ses deux frères, Henri et Paul, sont revenus… paraît qu’ils n’ont plus toute leur tête. Du côté d’ma femme, c’est pas mieux ; son cousin germain, Henri Auguste Leferme, Mort pour la France ! Le 20 juin 1915 dans la tranchée de Calonne dans la Meuse… il était né le 09 mai 1895… juste 20 ans… un môme ! Leur oncle, Georges Leferme, Mort pour la France le 08 mars 1916 à Révigny dans la Meuse… dans d’atroces souffrances, tu parles… une plaie au foie, l’estomac perforé. Les autres cousins de ma femme sont rentrés… dans quel état ?

J’ai appris tout ça parce que l’armée m’a remercié le 21 mars de cette année 1919 et m’a versé une gratification de 666 F sauf que, lourdement handicapé maintenant, j’suis incapable de gagner ma vie et celle de ma famille… ma bourgeoise se crève les yeux et se tue le dos sur ses travaux d’aiguilles mais c’est pas suffisant… J’deviens une vraie poisse, j’ai barboté un pain et deux pommes… c’est pas mon truc… alors, j’me suis fait gauler… Mais du coup, on s’est souvenu d’moi, on m’a versé une pension, refilé une nouvelle médaille et… offert du boulot… C’est ma vieille mère qu’a demandé parce que moi, j’ai jamais rien quémandé de ma vie, et en plus, ils ont aussi embauché ma fille… J’dois extraire de l’argile, à la pelle… j’me donne à fond, j’veux pas voler l’argent c’est vraiment pas mon truc le vol, j’veux le gagner mais c’est pas facile de lever une pelle engluée alors qu’on n’a plus qu’un bras vaillant.

J’vais pas jouer les pleureuses maintenant alors j’la ferme et j’serre les dents… y en a qu’on pas ma chance, personne pour les aider, pas d’famille, pas d’ami… et puis, j’suis fier, tout le monde m’appelle Sergent ici, même mes filles. On a tellement bourlingué à travers le pays pour trouver de l’embauche que les filles sont jamais allé à l’école alors, quand on rentre des carrières, j’lui achète le journal et j’lui apprend à lire à ma Charlotte. Mais pendant tout ce temps, c’est bien ma cervelle qui fout le camp par le trou resté béant dans mon crâne alors, j’ai commencé à avoir des vertiges puis des pertes de connaissance… le boulot, ça a été complètement terminé… J’ai vendu le carrelage de ma bicoque et j’suis retourné à Paris avec la smalah dont les tourtereaux, il me plait bien le futur, pas faignant… Elle m’a donné ma première petite-fille, ma Charlotte, c’est mon aînée, c’est pour ça qu’elle s’appelle Charlotte, c’est comme Charles - mon nom à moi - mais pour les filles… Elles ont morflé les femmes de ma vie à cause de cette fichue guerre. Ah ! J’suis content ! J’ai pas été sacrifié pour rien ! C’est beau à voir un nourrisson qui ne demande qu’à vivre.

Tiens, il n’en avait jamais parlé le Marcel - c’est mon fils maintenant, il a marié ma Charlotte - bah ! Son oncle Gaston CHARLES est Mort pour la France à Berry-au-Bac dans l’Aisne le 16 avril 1917 ! Il était né le 16 avril 1891 ! C’est offert un beau feu d’artifice pour ses 26 ans le gars ! C’est drôle non ! C’était agité comme secteur, s’en sortaient pas ceux des réguliers alors, la Légion a débarqué, j’y étais, dès le début mai suivant… on a fait du bon travail, on m’a encore refourgué une breloque.

C’est ma p’tite Henriette, ma cadette, qui fréquente maintenant, un bon gusse aussi qu’ce Victor ; j’vous l’donne en mille… son père, le Caporal Victor Antoine Baudot, Mort pour la France ! Le 16 avril 1917 au Bois des Buttes dans l’Aisne… Même jour, même lieu que l’oncle de mon autre gendre… même nécropole nationale de Pontavert. C’est marrant non !

Bon, c’est pas bon signe de repasser toute sa vie en film dans sa tête surtout qu’la mienne, elle se vide et les soins qui me sont maintenant quotidiennement nécessaires coûtent alors avec ma régulière on va retourner à Montpothier dans l’Aube, régler nos affaires, vendre le lopin de terre qui me reste et la bicoque qu’est d’sus ; nos locataires sont d’accord pour prendre l’ensemble au prix que j’en d’mande… ma vieille mère va nous héberger, on va pouvoir payer les dettes et constituer une petite rente à ma bourgeoise parce que moi, j’ai des crises convulsives tous les jours maintenant… de temps en temps, on me refile un p’tit boulot de maçonnerie, j’fais du mieux possible… j’vais pas vite mais c’est beau à voir, j’me donne a fond, comme toujours… l’argent, j’le vole pas !

Cette fois c’est la fin, je ne reviens pas de ma crise convulsive… j’me suis salement mordu la langue, ça pisse le sang ; les tremblements m’ont jeté sur le mur de pierre, mon crâne déjà fêlé éclate, ça pisse le sang… les bonnes femmes appellent au secours… les voisins rappliquent, me maîtrisent difficilement et me chargent comme un ballot sur une voiture… ils me conduisent à l’hôpital de Troyes… ça fait une trotte… Purée ! J’suis pas mort… j’y suis à l’hosto ! J’sais pas trop combien d’temps j’suis resté inconscient mais quand j’ouvre les yeux, j’les vois… y a ma chère Charlotte avec son Marcel et leurs morveux, la P’tite Denise me reconnaît bien, pour Carmen et Marcel, j’suis pas sûr, j’crois même que j’leur fais peur quant à Suzanne, la dernière-née, c’est la première fois que je la vois. Ma p’tite Henriette aussi est là, avec Victor, je jurerais qu’elle est grosse… pourvu que ce soit pas un garçon… pas la peine de fournir d’la chair à canon… faut qu’ces chiards connaissent autre chose que la mouise !

Bon allez, fini d’me faire du mouron, j’suis heureux, j’ai pas été sacrifié pour rien… sont tous sains et libres, aucun ennemi en vue… c’était bien la Der des Ders… vont avoir une belle vie.

J’peux arrêter d’souffrir ; j’perds conscience ce 22 février 1937… j’entends les vivants qui s’agitent autour de moi, je perçois quelques lumières au travers de mes paupières closes et puis… plus rien… j’suis mort !"

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