samedi 20 août 2022

#RDVAncestral Mais, qui êtes-vous Marcel ?

Nous sommes le 3e samedi d'août 2022, j'ai l'impression d'être au crépuscule de ma vie. Je suis incapable de dire si je suis jeune ou vielle... Sommes-nous le jour, sommes-nous la nuit ? Vais-je bientôt être seule au monde ? Oncles, tantes, cousins, cousines, amis, sœurs, frère, époux, père et mère, vous êtes partis. Vous m'avez abandonnée sur cette terre, si généreuse, si belle, si bienveillante lorsque vos étiez là et si ingrate, si laide, si hostile depuis que vous êtes partis. Mon esprit reste vif et il est certain qu'il souhaite maintenant que mon corps approuve ses décisions et qu'il l'accompagne dans cette période d'intimisme. Oui, je suis prête à me dévoiler parce qu'il est évident que toute généalogie commence par soi. Mon esprit remonte le temps... il ne va pas si loin en fait... du moins à l'échelle du monde... mais, pas à la mienne... J'étais si petite...

Marcel - Dernière photo
Qui êtes-vous Marcel ? Quels sont les démons qui ont rongé votre âme et détruit votre corps ? Pourquoi ai-je eu si peur de vous et de Charlotte au point qu'il a fallu me protéger ?  Oh ! J'ai appris tant et tant de choses à votre sujet. Des faits terribles ont marqué votre enfance... personne ne savait... vous n'avez jamais rien dit... Je me demande d'ailleurs ce que vous aviez réellement compris, vous étiez si petit.

Pour ma part, je ne vous ai, pour ainsi dire, pas connu, vous êtes cependant mon premier souvenir... pourtant, j'étais si jeune. C'est votre image, plus que celle de votre femme, qui me vient à l'esprit lorsque je pense à cette période de ma tendre enfance... J'ai bien l'impression que mes souvenirs sont devenus bien doux... pourquoi mes parents, dont votre fille qui vous aimait tant, ont-ils décidés que nos rencontres seraient espacées et toujours très brèves ? Malgré tout, il ne faudrait pas que mon lecteur soit leurré, car, c'est sûr, vous ne m'avez jamais fait de mal, d'ailleurs, vous ne m'avez pratiquement jamais parlé... 

Je ne me souviens plus comment nous étions arrivées chez vous, à Cruzy-le-Châtel, dans l'Yonne. Comme toujours, j'étais habillée en princesse. Je portais une robe blanche, en dentelle fine, à smocks, des chaussures en cuir vernis fermées par de petites boucles dorées et des rubans en soie empêchaient mes fins cheveux de retomber dans mes yeux. Une nuée hurlante d'enfants débraillés a alors envahi la cour de la maison où nous venions de pénétrer... les garnements sont repartis aussi vite qu'ils étaient apparus, entraînant avec eux ma sœur aînée, Martine, qui riait aux éclats tant elle semblait ravie de les retrouver...

Suzanne, votre fille, est apparue. Elle a déposé un baiser sur mon front puis, je ne sais pas ce qui s'est passé, mais elle a disparu, tout comme maman et ma petite sœur, âgée de trois ou quatre mois... Et moi, je suis restée là, au milieu de la cour mal empierrée, seule, perdue, face à un monstre qui paraissait vouloir me dévorer... Pourtant, et malgré mon très jeune âge, je devais avoir environ 3 ans, je connaissais déjà tous les animaux du Jardin des Plantes et je n'avais jamais été effrayée par les fauves du zoo de Vincennes...


Mais, là, devant cette créature féroce, hurlante et bavante, retroussant ses babines pour dégainer des crocs longs comme des dagues, sur le point de briser la lourde chaîne qui la maintenait péniblement à une certaine distance de ma toute petite personne...  je n'étais pas bien fière surtout que, sur ma gauche, des grondements terribles semblaient sortir des pierres d'un mur que je devinais plus que je ne le voyais en tournant mon regard sur le côté tout en gardant la tête bien droite, pour que le démon ne pense pas que j'avais baissé la garde...

Marcel Beckrich - fermeture du portail - Cruzy
Vous êtes entré, vous ne m'avez pas vue, n'avez pas entendu les hurlements de l'animal, ce loup géant, amateur de chairs tendres...
 

Un instant, si bref, j'ai pensé que vous alliez m'aider, terrasser le monstre... ou, au moins, me prendre dans vos bras pour me conduire loin de cet endroit maudit... Mais non, vous avez refermé le portail et, comme tous les autres, vous avez disparu... Et puis, j'ai entendu : 

"Mais enfin ! Que fais-tu toute seule, là, au milieu de la cour ? Viens avec nous !" 

La phrase n'était pas terminée que, m'étant tournée vers l'endroit d'où provenaient ces sons humains, je m'étais mise à courir de toute la vitesse dont j'étais capable pour me jeter dans les jambes de ma tante qui venait à ma rencontre, suivie par une chèvre au poil rêche... 

Marcel sur le perron de la maison

Je suis entrée dans un endroit qui ressemblait à une cuisine... toutes les femmes se sont mises à rire de ma mésaventure... 

"Nous pensions que tu étais avec ta sœur et vos oncles avant que ton grand-père nous dise que tu étais en train de jouer avec le chien" 

C'était un chien ! J'avais eu peur d'un chien ! Et maman qui se met à m'expliquer doctement qu'il ne fallait pas jouer avec ce chien-là, que cela l'énervait, qu'il n'était pas comme ceux que je connaissais à Paris...

Je suis restée pratiquement aussi pétrifiée à l'intérieur que je l'avais été dehors... Tout était différent ici, y compris ma mère, que je ne reconnaissais pas, qui semblait trouver tout normal et qui s'affairait entre les soins à donner au bébé et la préparation du dîner, tout en papotant avec ses sœurs et leur mère... 

"Ne reste pas dans les jambes des adultes ! Pousse-toi, va jouer plus loin... tu gênes..." 

Tous les enfants : oncles et nièces, déguisés

Mais, je ne jouais pas... j'attendais... j'ai passé l'après-midi à attendre que la vie redevienne normale... Et puis, une nuée hurlante d'enfants débraillés a fait irruption dans la pièce... Il y avait ma sœur qui avait troqué son blue-jeans contre des nippes que je n'avais jamais vues, il y avait également nos oncles et nos cousines... Et puis, vous avez tiré un objet de votre poche que j'ai identifié lorsque vous en avez déplié la lame, grande comme celle d'une épée, vous avez sèchement posé ce couteau immense à droite de votre assiette en vous asseyant au bout de la longue table... J'étais paralysée ! 

"Qu'attends-tu ? Assieds-toi !" m'a-t-on intimé pendant que tous riaient de ma gaucherie. Ah non ! Tout le monde ne riait pas. Vous me scrutiez, sans rien dire, de votre regard sombre qui m'est apparu dur et froid, semblant aussi intrigué par ma petite personne que j'étais effrayée par la vôtre... 

Le pain, les carafes d'eau, de vin, le sel, le poivre, le beurre... tout passait d'une personne à l'autre... la tablée, bruyamment, joyeusement, se restaurait jusqu'au moment où, surmontant le vacarme, ma grand-mère, d'une voix tonitruante, a jeté : 

"Elle n'est pas bonne ma soupe ! Pourquoi tu n'manges pas ?

- Je n'ai pas de cuiller.

- Tu n'pouvais pas le dire au lieu de rester là, comme une nigaude !"

L'hilarité paraissait générale pourtant, vous m'observiez toujours, sans rien dire, sans aucune expression... Et puis, une nouvelle fois, on m'a oubliée et puis, la porte s'est ouverte et mon père est entré... Toute l'assemblée l'a salué, vous vous êtes levé pour lui serrer la main et lui taper l'épaule... je crois même que vous avez légèrement grimacé, comme si vous aviez esquissé un sourire... Il semblait également bien content d'être là... un instant, j'ai craint que lui aussi soit devenu étrange, comme maman... mais il m'a cherché des yeux et, dès qu'il m'a vu, il a demandé :

"Qu'a-t-elle ? Est-elle malade ?"

Pendant qu'on lui racontait que j'étais restée seule toute la journée, ne jouant pas avec les autres enfants, préférant même aller exciter le chien, il s'est assis à côté de moi. J'ai immédiatement jeté mes petits bras autour de son cou et je me suis blottie sur ses genoux... Mon calvaire était terminé... plus personne ne riait à mes dépens... Sans même que je prononce un mot, au récit qu'il entendait et à mon attitude, il a immédiatement compris les souffrances que j'avais endurées toute la journée... 

La chèvre et Charlote Muyllaërt

Mon père m'a prise par la main, nous sommes sortis. Nous nous sommes approchés de la chèvre et il m'a expliqué qu'elle était attachée pour qu'elle n'aille pas partout, manger les jolies fleurs et les légumes réservés aux gens. 

Il a rit, mais son rire n'était pas moqueur, c'était un véritable amusement lorsque je lui ai dit que Martine avait été enlevée par les "Gitans"...  "Mais non ! Elle s'amuse avec tes oncles !  Ils adorent se déguiser."

Il m'a dit que, demain, lorsqu'il fera bien jour, nous irions voir le cochon qui grognait dans l'enclos où il était enfermé, derrière les murs... Que ce n'était pas un joli porcelet mais, un très gros animal destiné à être transformé en pâtés et en jambons...  

Pendant ce temps, le chien était sorti de sa niche mais, après un bref aboiement dans notre direction, il est retourné se coucher et j'ai appris que ce chien, dit "chien-loup", était un berger allemand et que son rôle était de défendre la maison et ses occupants, pas de tenir compagnie aux enfants... Aujourd'hui, j'ai l'impression que ce chien n'avait pas de nom... il était juste "le chien"...

Ce sera la dernière nuit passée chez vous. Jamais aucun lien ne se tissera entre vous, Marcel Beckrich, et moi, jamais aucun lien ne se tissera entre Charlotte Muyllaërt, votre femme, ma grand-mère maternelle, et moi... Pourtant, ma mère me parlera toujours avec une très vive affection de son papa et de sa maman... Ce ne sera qu'une trentaine d'années plus tard que je découvrirai votre très douloureuse enfance et que je lèverai précautionneusement le voile jeté pudiquement sur votre personne. Je ne sais même pas comment vous appelaient vos nombreux petits-enfants, mes cousins et cousines...

J'ai de nombreuses fois repoussé notre #RDVAncestral mais, maintenant que j'ai accepté de venir à votre rencontre, nous allons nous voir assez souvent. En attendant, mon esprit doit retrouver son enveloppe charnelle qui lui est nécessaire pour mener mon enquête généalogique à votre sujet... Il me manque quelques éléments qui sont certainement contenus dans des dossiers que je n'arrive pas à trouver... comme si vous aviez disparu pendant quelques années... 

Catherine Livet

Ce texte est écrit dans le cadre du #RDVAncestral

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