Un peu coupée du monde par l'impressionnante épaisseur de la pierre des murs plusieurs fois centenaires qui m'entourent, bien installée dans mon bureau où je sais que personne n'osera venir me déranger, je survole toutes les pages qui constituent les dossiers de deux des trois époux de Clémentine Noyon. Ces deux hommes sont des Communards déportés au bagne de Nouvelle Calédonie.. Je regarde la photo du
"Le Calvados" |
"Calvados", ce trois-mâts capable d'embarquer quatre-cents passagers et trois-cent-cinquante-deux chevaux depuis le 23 avril 1859, date de sa mise en service... Mon esprit s'évade de mon corps qui semble ne plus exister... j'imagine cette longue traversée qui va conduire, dans des conditions et par temps difficiles, les condamnés à la déportation de la rade de Brest à l'Ile des Pins en Nouvelle Calédonie...
Ah voilà ! Je sais enfin avec qui se trouve mon esprit...
Mais oui Alfred François Ouster, j'ai eu du mal à vous reconnaître mais c'est normal, nous ne sommes pas liés par le sang, vous êtes le deuxième époux de Clémentine Noyon qui est la belle-sœur d'Hortense Merda, la mère de mon arrière-grand-père Charles Muyllaërt... Rien n'est simple dans cette branche maternelle de ma généalogie dans laquelle vous avez laissé tant de traces !
Il faut que mon esprit remonte encore un peu le temps... je dois me retrouver à l'époque de la Semaine Sanglante... Vous étiez simple garde à la 4e compagnie de Marche du 156e bataillon où, c'est vous qui le dites, entré par force n'ayant pas d'ouvrage à cette époque et coincé à Paris par l'obligation de vous occuper de votre père alors très malade qui, effectivement, est décédé chez lui dans le 15e arrondissement, à 63 ans, le 17 mars 1871.
Vous avez été arrêté le 27 mai 1871 à la porte de Romainville (porte des Lilas) par les Prussiens qui vous ont remis aux mains des Français à la porte de Montreuil.
Vous avez été ensuite conduit à Cherbourg où vous avez été parqué avec un bon millier d'autres Communards, sur l'Arcole, un bateau désarmé qui sert de prison que l'on nomme ponton. Les conditions de détention sont particulièrement dures... et on vous
extrait de cet enfer le 04 septembre 1871 pour vous interroger et vous
exposez donc votre version des faits enfin... vous répondez à un nombre
très restreint de questions... j'en ai compté huit et vos réponses sont
parfois très lapidaire comme votre "Non" lorsqu'on vous a demandé : "Vous vous trouviez au Moulin Saquet le 03 mai, lorsque nous avons attaqué la redoute ; vous avez du certainement combattre ce jour là ?"
Communards sur un ponton - "l'Illustration" |
Vous n'auriez donc pas fait usage de votre arme alors que vous vous trouviez bien à la redoute du Moulin Saquet avec vos compagnons et que l'on vous tirait dessus... Parce que c'est bien vous qui expliquez que vous êtes resté, avec votre compagnie, à l'intérieur de Paris jusqu'au 06 avril où vous êtes allé au Moulin Saquet où vous êtes resté jusqu'au 24 mai, jour où vous êtes allé coucher au fort d'Ivry avant de rentrer dès le 25 mai dans Paris où vous avez longé les fortifications jusqu'à la porte de Romainville où vous êtes resté jusqu'au 27 suivant jour où, passant à l'extérieur de la fortification, vous avez été arrêté.
Voici les conclusions au sujet de votre interrogatoire du substitut du rapporteur :
"Le nommé Ouster ne veut rien avouer ; c'est un homme qui, je crois, recommencerait si l'occasion s'en présentait. Les renseignements reçu le présentant comme ayant combattu avec zèle et ardeur jusqu'à la dernière minute. (casier judiciaire incendié) A retenir"
Vous êtes ensuite ramené en région parisienne où, le 05 avril 1872, on vous sort de la prison militaire où vous êtes détenu pour vous interroger devant le 24e Conseil de Guerre permanent au Mont-Valérien.
C'est lors de cet interrogatoire que vous précisez que vous étiez armé d'un fusil à tabatière et que vous étiez simple garde à la 4e compagnie du 156e bataillon depuis la guerre contre les Prussiens et que vous avez continué d'y servir durant la Commune.
Ce même Conseil de Guerre, le 20 avril suivant,
- vous reconnaît coupable à l'unanimité d'avoir à Paris en 1871, dans un mouvement insurrectionnel, porté des armes apparentes, d'avoir été revêtu d'un uniforme militaire et d'avoir fait usage de votre arme.
- Vous condamne, toujours à l'unanimité, à la peine de la déportation dans une enceinte fortifiée ainsi qu'à la dégradation civique. Vous devrez aussi rembourser les frais du procès sur vos biens présents et à venir.
Ce jugement est confirmé par le conseil de révision de Versailles le 27 mai 1872 puis par la Cour de cassation le 27 juin de la même année ; vous en serez notifié le 10 août suivant.
Je ne sais pas pourquoi, mais tant mieux pour vous, votre peine, par décision du 09 décembre 1872, est commuée en déportation simple.
Vous êtes alors transféré au fort de Quélern ou vous embarquez, avec 381 autres déportés, le 08 mai 1873... d'autres passagers simples, déportés ou militaires vont vous rejoindre dans les jours suivants et, finalement, le grand départ de Brest se fait le 18 mai suivant à 16 h 30... Le navire va voguer, pas toujours comme sur un lac... je pense que plus d'un déportés doivent penser qu'ils n'arriveront jamais nulle part jusqu'à ce que la vigie de service crie "Terre ! Terre ! Terre en vue !"... nous sommes le 27 septembre 1873... le Calvados mouille au large... le lendemain, il entre en rade de Nouméa, certains débarquent... le 03 octobre, c'est enfin votre tour de mettre un pied sur la terre ferme... vous débarquez sur l'Ile des Pins...
Il faut que je vous dise Alfred que j'ai énormément de renseignements sur toute cette période de votre vie, de l'insurrection à votre remise totale de peine pour services rendus lors de la révolution Kanak de 1878... je sais même ce que vous avez mangé à chaque repas que vous avez pris tout au long de l'interminable traversée qui vous a conduit de Brest à Nouméa... car non seulement j'ai reçu la copie de votre dossier toujours conservé au service historique de la Défense mais également celle du "Calvados" dont l'original est conservé au Centre des Archives d'Outre-Mer et j'ai lu "Journal d'un déporté à l'Ile des Pins" de Joannès Caton au éditions France-Empire, Paris, 1986 qui a fait le voyage en même temps que vous.
Alors oui, bien sûr que je vais revenir vous rendre visite et pas qu'à vous... il faut que je discute encore avec Isidore Petitjean, le premier mari de votre femme, avec elle et aussi avec son troisième mari qui n'était pas un Communard mais un surveillant du bagne de "la Nouvelle" et, bien entendu, il faut que je parle très sérieusement à Julia Noyon, la demi-sœur à la fois de votre épouse et de la mère de mon arrière-grand-père... Comment cela c'est compliqué !
Présentation |
Tenez, je vous laisse ce document que vous n'aurez qu'à lire en attendant ma prochaine visite, vous verrez que je parle de votre épouse, Clémentine Noyon mais aussi de sa sœur Julia et de ses maris, qui ont tous séjourné en Nouvelle Calédonie et bien entendu, vous ferrez la connaissance de la mère de mon arrière-grand-père Charles Muyllaërt, Hortense Merda que, je pense, vous n'avez pas connue... et quelques autres aussi apparentés à votre épouse.
Maintenant, il faut vraiment, très vite, que mon esprit vous quitte et rejoigne mon enveloppe corporelle qui m'attend, bien sagement dans son bureau, pour pouvoir faire le compte rendu de notre entrevue... Il est déjà très tard sur terre...
Catherine Livet
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Sources/Bibliographie :
- Archives de Paris
- Archives d'Outre-Mer
- Journal d'un déporté à l'Ile des Pins de Joannès Caton -Edition France-Empire - Paris - 1986
Ton #RDVAncestral nous transporte également de Paris jusqu'au Calvados, puis en Nouvelle-Calédonie. Sais-tu si les faits qu'on lui avait reprochés sont véridiques, car à te lire, tu sembles en douter ?
RépondreSupprimerSûre, absolument, les faits qui lui sont reprochés sont vrais mais... comment lui en vouloir ? Sa condamnation à la déportation -comme celle des autres Communards- a fini par émouvoir la population.
SupprimerQuel destin !
RépondreSupprimerC'est vrai et... ce n'est que le début !
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