Robert Livet - Une grande famine et un mariage


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 J’aime cet instant où je m’installe à mon bureau lorsque je sais que mes doigts vont effleurer les touches du clavier de mon ordinateur, jamais assez rapidement pour suivre ma pensée… parfois, comme maintenant, je suspends mon écriture, je sens mon corps s’amollir, pendant que mon esprit, utilisant toutes ses ressources, le quitte pour aller visiter mes ancêtres dans des époques plus ou moins éloignées…
Bonjour Robert. Mais non, n’ayez pas peur… je ne suis pas un spectre, bien au contraire… je suis une personne contemporaine enfin, je veux dire… une personne qui vit sur terre en 2019 mais qui, trop souvent selon certains mais pas assez selon moi, laisse vagabonder son esprit à travers le temps… surtout vers le passé et non, ce n’est pas un hasard si, dédaignant l’enfer, traversant les limbes, il s’est dirigé directement vers vous… vous êtes mon ancêtre… j’existe parce que vous avez été l’un des maillons de la grande chaîne de la vie… Non, vraiment, je vous en prie… chassez cette crainte qui vous envahit ; bien sûr j’ai le gros avantage sur vous de connaître l’histoire de France et, grosso modo, je devrais appréhender ce que vous avez vécu mais Robert, je ne sais pas votre date de naissance et je ne sais même pas avec certitude où vous êtes né… déjà, vous faites partie de la nébuleuse de ma généalogie où scintille toutefois vos parents et je dois dire que la lumière que diffuse votre mère est plus vive que celle émanant de votre père. Je vous sens sur le qui-vive, du moins, septique pourtant vous allez voir… vous ne pouvez pas contester le fait que vous êtes le fils de Jean Livet et de son épouse Nicole Potier… Ah ! Je vous remercie d’acquiescer ne serait-ce que d’un signe de tête… il est vrai que nos parlés diffèrent pourtant, nous utilisons tous les deux la langue la plus riche au monde : le français ! C’est sûr, mais il y a effectivement quelques différences tant de style que de prononciation car il faut bien garder à l’esprit que plus ou moins trois-cents ans séparent nos naissances respectives… bon, je ne dirai pas clairement la date de la mienne et je suis incapable de donner la votre… mais après tout, quelle importance ? D’ailleurs sauriez-vous nous dire précisément le jour de votre naissance ?



Mais détendez-vous Robert, évidemment que je suis certaine d’être votre descendante et écoutez ce que
j’ai à vous dire : je suis la fille de René qui était l’arrière-petit-fils de Thérèse qui elle-même, avait dit à mon père que son père à elle s’appelait Frédéric et que sa mère se nommait Marie-Louise Bernard mais voilà, c’est tout ce qui est parvenu jusqu’à moi… ce n’est déjà pas si mal, beaucoup n’en savent pas autant au sujet de leurs ascendants ; pour ma part, je n’ai même pas connu ma grand-mère paternelle, il faut dire que mon père n’a connu ni sa mère qui est décédée alors qu’il n’avait pas l’âge de raison, ni son père, disparu avant même sa naissance et ensuite, de fil en aiguille, m’embrouillant un peu avec les trois générations portant le prénom de Jean-Baptiste, je suis arrivée jusqu’à vous… et puisque j’évoque ce prénom je dois vous reprocher d’avoir compliqué la situation en prénommant deux de vos fils Jean-Baptiste !







Mais bien sûr que je vais arrêter de me plaindre surtout que, tout de même, par deux fois, j’ai trouvé une mention de votre âge, la première lors de vos premières noces, le curé a noté que vous étiez âgé d’environ 27 ans et une seconde indication lors de votre décès survenu en 1740 puisque le curé précise que vous êtes mort dans votre soixante-quinzième année. Vous êtes donc né, environ, entre 1665 et 1667 et la probabilité que vous soyez né à Mézières (sur Seine, aujourd’hui dans les Yvelines) est forte alors, j’ai consulté tous les actes de baptême de 1660 à 1663 et de 1665 à 1669 à Mézières… enfin, ceux que j’ai pu lire car je n’ai
pas toujours été aidée… J’ai retrouvé sans problème la naissance de vos deux plus jeunes frères dont je connaissais l’existence puisqu’ils apparaissent souvent à vos côtés dans divers actes et j’ai trouvé deux autres frères, tous les deux prénommés Jean dont l’un est né en 1664 et l’autre en 1670 mais qui ne vivront guère ainsi, probablement, qu’un autre de vos aînés, Nicolas baptisé en septembre 1661.. Il est à noter que je ne vous ai trouvé aucune sœur… mais qu’il y a presque huit ans entre la naissance de Guillaume et celle de Gabriel… ce qui laisse la place à quelques autres membres de la fratrie encore inconnus à ce jour. Certains vous font naître le 02 mai 1666 mais le seul acte à cette date dans les registres de Mézières ne vous concerne pas ; s’il est exact que l’on peut lire Robert Livet, fils de Jean Livet, il n’est nullement possible de lire Nicole Potier pour la mère et le parrain et la marraine portent des patronymes qui n’apparaissent jamais dans l’entourage de votre famille… Je ne peux pas valider cet acte de baptême comme étant le votre et de toutes les façons, ce n’est guère important, ce qui est sûr c’est que vous êtes né et que vous avez grandi dans une période charnière pour la France…

Vous me semblez si familier Robert pourtant nos époques respectives ne se ressemblent pas beaucoup, tant par nos habitudes, nos connaissances, nos goûts que par nos façons de penser. Lorsque vous faites votre apparition sur cette  terre, Mazarin est décédé depuis 1661, libérant le jeune roi de France du joug de la figure paternelle toute puissante qu’incarnait le Cardinal ; plantant son regard sur l’horizon, se dressant de toute sa stature, Louis qui était jusque là le 14è du nom sur la longue liste de ses prédécesseurs se mue en Louis « le Grand » et bientôt, il n’aura d’égal que le Soleil… Il y a comme une promesse de pain et de miel en abondance sur les tables de toutes les masures de France… le peuple, auparavant grondant, se calme.
Votre frère Guillaume devient maçon, comme votre père l’était plus jeune ; votre frère Gabriel est vigneron comme votre père l’est devenu à l’âge mûr car la région est couverte de pieds de vignes qui s’accrochent sur les coteaux, les ceps se glissent dans le moindre jardinet, la treille s’appuie sur la pierre des maisons des bourgs comme sur les piquets fichés pour elle en plein champs… Le vin qui sort des pressoirs de la région est prisé des grands de ce monde et étanche la soif royale elle-même… ce n’est d’ailleurs pas une nouveauté… Henri IV se désaltérait déjà du nectar issu des mêmes vignes.
Mais vous, Robert, vous êtes précurseur -du moins à mes yeux parce que j’ai le grand avantage de connaître l’évolution économique de la « micro-région »-, de nombreux actes où vous êtes cités précisent que vous êtes jardinier tout au long de votre longue vie d’adulte mais je ne sais pas si vos beaux et bons légumes garnissaient la table du Roi. En tous les cas, je peux déjà vous dire que bientôt, comme si vous l’aviez su en choisissant votre métier, les vignes vont disparaître de la région au profit du maraîchage.

Louis en 1661 - Reproduction d'après Charles Le Brun
Je vais vous dire quelque chose qui va sans doute bien vous surprendre… votre famille, comme de nombreuses autres de votre entourage, était donc plutôt dépendante des commandes royales et de son élitiste entourage et bien aujourd’hui, j’en souris en vous l’apprenant, vous côtoyez le Roi Soleil en personne sur l’arbre généalogique de mes enfants… sauf que je n’ai pas votre portrait.

Le temps passe si vite… Louis, « le Soleil » veut briller sur le Monde et, à dire vrai, il est à son zénith… le Monde entier, fasciné, a les yeux tournés vers la France et son magnifique représentant… sauf… quelques uns qui refusent de se laisser aveugler par l’irradiation de celui qu’ils nomment toujours Louis XIV… Les guerres s’enchaînent… Le Roi Soleil, dans un premier temps, confirme la suprématie de la France sur le Monde… puis, il réussit le tour de force, exploit rare et pourtant peu mis en avant, de permettre l’alliance des plus grands princes européens… ces ententes jusque là parfois improbables vont donner naissance à ce qui est aujourd’hui toujours appelé « la ligue d’Augsbourg »… Le Roi Soleil s’assombrit… mais s’il ne s’agissait que de guerres…  Les récoltes sont médiocres durant plusieurs années déjà, les printemps sont trop secs, les hivers sont trop froids… en 1693 il n’y a pratiquement rien à moissonner, cueillir ou récolter, les rares denrées sont réquisitionnées  pour les armées et pour calmer la fureur des Parisiens… les prix flambent… l’hiver 1693-1694 est particulièrement froid… on ne nourrit plus les bêtes et, dès qu’elles s’effondrent, malgré leur état le plus souvent peu ragoûtant, sont consommées, voir dévorées sur place… 

Malgré ces conditions de vie extrêmement difficiles, ce 11 janvier 1694, vous vous présentez devant le curé de Mézières pour qu’il bénisse votre mariage avec Catherine Martin qui est née le premier février 1671 à
Mantes-la-Ville de Pierre et de Antoinette Bertrand qui est décédée le 17 octobre 1682 pourtant, le registre de la paroisse de Mézières pour cette terrible année 1694 reflète parfaitement la situation : 116 décès sont enregistrés pour seulement 16 naissances et 6 mariages dont le vôtre.


La pluie est trop rare durant le printemps suivant et les quelques semences ne germent pas surtout que les températures de l’été sont torrides… La France entière est concernée, des affamés de partout errent en quête d’un morceau de pain… meurent en route tout comme les animaux sortis des bois, les cadavres se putréfient au bord des chemins favorisant les épidémies, l’eau est contaminée et propage les maladies dont la terrible typhoïde… Partout dans les registres on retrouve des notes écrites par les curés, les notables… les esprits sont frappés, les hommes veulent laisser une trace de ces phénomènes inquiétants qui déciment la population… dans certaines paroisses, on peut trouver quantité d’actes enregistrant le décès de tel ou tel individu, inconnu, trouvé mort de faim à tel ou tel endroit…
Mais oui Robert, je comprends bien que cela vous étonne mais quelques trois-cent-vingt-six ans plus tard, nous nous souvenons encore des grandes souffrances que vous avez endurées durant ces terribles années.

Ah Robert, il y a déjà si longtemps que vous m’attendez que vous n’êtes plus à quelques semaines ! Oui Robert, je dois partir maintenant… la bas, sur terre, en ce 16 mars 2019, une personne qui compte infiniment pour moi m’attend, c’est mon fils, nous fêtons son anniversaire aujourd’hui... au mois prochain donc.
 Catherine Livet


Ce texte a été rédigé dans le cadre du #RDVAncestral de mars 2019

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Sources / bibliographie :

  • Archives des Yvelines
  • Archives privées 
 

4 commentaires:

  1. Un #RDVAncestral avec style qui nous fait découvrir Robert Livet. En tout cas Catherine, j'aime beaucoup ton style d'écriture. Merci pour cette lecture !

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  2. Merci beaucoup Sébastien ; tes visites et commentaires sont toujours un plaisir.

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  3. Un rendez-vous lu avec plaisir. J'aime beaucoup lorsque que la petite histoire croise la grande dans les récits. Merci pour cette agréable pause lecture.

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Merci pour cette lecture.
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