Comme chaque troisième vendredi
du mois depuis trois ans déjà, je m’installe confortablement et je laisse mon
esprit se dissocier de mon corps las de la semaine… le quitter… s’élever… partir
à la recherche d’un autre… celui d’un être du passé, un de mes ancêtres ou l’un
de ceux de mes enfants ou celui d’un être qui leur était lié… Comme sur terre, j’aime
ces rencontres, ces échanges et, comme sur terre, je vais toujours au bout des
choses…
Ah Bertrand ! Te souviens-tu
de la dernière fois où nos esprits se sont rencontrés ? Sur terre, cela
fait tout juste un mois mais ici, je ne sais pas… j’étais venue te voir
participer à la fabuleuse course automobile Indi 500 aux Etats-Unis, le 30 mai
1923. Tu étais au volant de ta Bugatti monoplace spécialement conçue pour l’occasion…
Tu voulais m’entraîner, dès le 02 juillet suivant, t’applaudir à Tours pour le
grand prix de France mais je n’ai pas pu assister à la course pour laquelle tu
as dépensé des sommes folles pour t’offrir la mythique Bugatti type 32 que l’on
nomme toujours « le Tank ».
Je vais te dire quelque chose qui
va bien t’étonner Bertrand… J’ai vu la course, je t’ai vu au départ… car en
plus des nombreuses photos qui ont été conservées avec soin, un petit film est
toujours visible en 2020… Penche toi sur terre… vois-tu mon bureau ? Le
panneau lumineux qui trône dessus est l’écran de mon ordinateur… regarde bien…
c’est le grand prix de France de 1923 que tu peux suivre !
Bertrand en course - 1923 -Document BNF |
Oui bon, le résultat n’a pas été
à la hauteur de tes espérances puisque tu t’es incrusté dans le tas de sable du
virage de la Membrolle au 8e tour et que tu as du abandonner la course
au 9e mais tu y étais… tu accomplissais alors ton souhait de
devenir pilote automobile… tu l’étais, pleinement même si tu n’as pas aussi
bien réussi que dans tes rêves…
Document BNF |
A partir de là, tu enchaînes les
courses et tu dépenses des sommes extravagantes. La dernière fois que j’entends
parler de toi comme pilote, c'est au volant d’une Austin 7 que je n’ai pas retrouvée -à défaut de la tienne, voici l’Austin d’Eric Cecil Gordon England le jour de
cette course que tu as ratée- que tu voulais participer à la course organisée à
Montlhéry… où vient d’être installé le premier anneau de vitesse de France…
mais je crois qu’en fin de compte, tu n’arrives pas à te qualifier pour le
grand prix du 12 octobre 1924 et que c’est en spectateur que tu suis la course…
Mais l’argent file encore plus
vite que tes bolides et la princesse de Lucinge, ton épouse, trouve que tu
deviens un peu trop cher pour sa dote, pourtant fort importante, et elle en a plus
qu’assez de toi… Elle te quitte ! Je pense en fait qu’il y a bien
longtemps que vous viviez séparément mais Paule va officialiser le fait en
demandant le divorce qui sera prononcé à son profit le 21 mai 1926 après qu’elle ait obtenu, le 12 mars 1926, une ordonnance de non conciliation qui l’autorisait
à prendre un domicile séparé.
Te voila bien embêté… qui va
maintenant honorer les chèques que tu distribues si généreusement… personne…
ton père n’a guère plus d’argent que toi et ta marâtre est en train de dilapider
sa colossale fortune en… automobiles et chevaux de course…
Il fallait bien que cela arrive…
ce 16 mai 1927, tu te retrouves au tribunal de la Seine qui te condamne à 100 F
d’amende pour… chèque sans provision…
Tu es encore jeune, tu portes
beau, ton nom claque comme l’étendard de tes ancêtres, tu as les plus luxueuses
automobiles de l’époque… tante May la femme de ton père, lance la mode
parisienne et est de toutes les mondanités… ton père semble un riche
propriétaire… il a réussi, par son mariage mais personne ne le sait, à sauver l’hôtel
particulier de la cité Martignac dans le 7e arrondissement de la
capitale et le château breton…
Et voilà qu’une riche orpheline,
célibataire de ton âge, croise ton chemin… alors vous passez contrat à Paris,
le 24 décembre 1927, devant le notaire Henry Ditte et, deux jours plus tard,
vous vous présentez devant l’adjoint au maire du 8e arrondissement
qui va vous marier… La future est Maria, elle est née le 12 juillet 1898 à
Buenos Aire en Argentine, elle est la fille du docteur Lloveras et de Lydia
Dufour.
La jeune mariée va certainement vite
comprendre la situation financière dans laquelle tu te trouves… Peut-être pas
au lendemain de votre mariage… pourtant, comme tu avais fait appel de tes
condamnations antérieures pour chèque sans provision, tu te retrouves devant le
juge dès le 30 décembre suivant ton mariage… la cour d’appel n’est pas plus
clémente avec toi que la 12e chambre du tribunal de la Seine.
Décidément, mon pauvre Bertrand,
rien n’est banal dans ta vie et voila qu’en ce mois de juillet 1928, tu annonces
tes fiançailles avec Maria… il faut dire que ton mariage religieux avec la
princesse Murat vient tout juste d’être annulé. Si la foule se déplace en masse jusqu’aux
abords de Notre-Dame-de-Grâce ce 11 juillet 1928 à midi pour avoir l’occasion d’admirer
la nouvelle princesse de Lucinge, les réjouissances sont
écourtées car Ferdinand, ton père, est malade et ne peut même pas assister à la
cérémonie alors qu’il était ton témoin à ton mariage civil.
Jusqu’alors, les victimes de tes
chèques en bois n’osaient pas trop porter plainte et tu finissais toujours par
trouver quelqu’un pour payer tes dettes… Mais voilà que Ferdinand de Faucigny,
âgé de seulement 60 ans, s’éteint le 06 septembre 1928… les obsèques sont
célébrées en grande pompe le 11 septembre suivant en l’église Saint-Pierre de
Chaillot dans le 16e arrondissement parisien ; au pied du
catafalque ses nombreuses décorations militaires ont été exposées et son éloge
rappelle à tous que le prince, pourtant de santé délicate, avait participé
activement à la Grande Guerre comme engagé volontaire… Tu es présent, comme il
se doit, pour conduire le deuil ; tes oncles Gérard et Rogatien sont à tes
côtés ainsi que ton beau-frère, le prince de Broglie, et tes cousins, les princes
Rodolphe et Henri… toutes les princesses de Lucinge sont présentes, y compris
ta toute fraîche épouse…
Cette fois, l’héritage de ta grand-mère,
Françoise de Sesmaisons, ne pourra pas être sauvé et les terres de Loc-Envel et
le château de Coat-an-Noz, qui va connaître un destin extraordinaire, seront
bradés en 1929.
L’argent de la vente des biens de
la famille, que tu dois partager avec tes sœurs, ne suffira pas à payer tes
dettes et tu vas régulièrement te retrouver devant la justice… Ce ne sont plus
des amendes que tu dois payer mais des peines de prison que tu dois purger… ton
épouse, qui tenait tellement à être mariée devant Dieu, ne veut bien entendu
pas divorcer mais elle préfère s’éloigner -des journalistes lui reprocheront-
et prend ses quartiers dans un hôtel particulier de la rue le Tasse dans le 16e
arrondissement mais, fidèle à ses engagements, elle te verse une pension pour
que tu puisses subvenir à tes besoins qui, bien entendu, ne te suffira pas…
Elle ira même, pour ne pas que tu finisses sous les ponts, par mettre à ta
disposition, chez elle, une chambre indépendante avec sanitaires et cuisine,
ce que l’on appellerait aujourd’hui un studio, sans doute prévue à l’origine
pour loger des domestiques. Il faut dire que depuis la disparition de ton père et
le refus de ton épouse de payer tes dettes dont le montant ne fait que croître,
ta situation ne s’est pas arrangée… alors, tu te décides enfin à gagner de l’argent…
dans le seul milieu que tu connais et dans lequel tu as encore quelques amis…
le secteur de l’automobile… D’autres, à ta place, auraient accepté une place de
représentant chez l’un ou l’autre des pilotes reconvertis en vendeur de
voitures ou auraient ouvert un garage d’entretien et de réparations etc. Mais
non, pas toi !
Tu te lances, sans filet, dans
les affaires… tu achètes à crédit à tes futurs anciens amis et à d’autres, des
voitures de luxe… grand prince, tu ne discutes même pas le prix… en revanche,
tu joues de ton charme, de ton nom et de ton prestige, tu donnes comme adresse
celle, très rassurante, de ta femme qui pourtant, tu le sais mais pas les
autres, ne paiera aucun de tes achats et, pour finaliser cette vente à
tempérament, tu signes quelques traites… Tu repars au volant du prestigieux
véhicule flambant neuf… que tu revends immédiatement et au comptant… à une
valeur bien inférieure à celle de son achat…
Bertrand, vraiment, ne savais-tu
pas que cette manière de procéder ne s’appelle pas travail mais carambouille ?
Ces affaires dans lesquelles tu
viens de t’engager sans peut-être beaucoup de réflexion ne sont pas aussi
rentables que tu le pensais et tu continues à devoir régler les commerçants
avec des chèques sans provision laissant ainsi des traces de ton passage… facilitant le travail de la police qui vient
te cueillir au début du mois de mars 1930, c’est ainsi que, parmi les nombreuses
ardoises que tu as laissées ici et là, s’en trouve une qui me semble un peu
surprenante qui concerne une livraison pour 12 500 F de fusils par un
armurier !
Bon, tu es immédiatement écroué à
la prison de la Santé où le personnel de service ne te trouve pas très en forme
et demande une expertise médicale… Impossible de te garder en prison… ton état
de santé ne te permettrait pas de supporter le séjour…
Abandonné par ton épouse, renié
par tes oncles, tes cousins ainsi que par tous les membres de ta famille et,
pour cause, n’ayant plus d’ami dans le monde des courses automobiles et plus
les moyens de t’offrir les bolides de tes désirs, tu as adopté une autre mode
de ton époque et héroïne et cocaïne sont devenues tes seules amies !
Tes nuits d’errance en quête d’illusoires
plaisirs sont devenues ton principal passe-temps mais en ce matin glacial, vers
3 h 30, du 18 février 1931, sortant de l’un de tes lieux de débauche habituel,
place de Clichy, un malaise t’a submergé et, rassemblant les débris de lucidité
qui subsistaient encore dans ton
crâne dévasté, tu t’es traîné vers le poste de
police pour y demander du secours… les agents, après avoir vérifié ton
identité, t’ont confié, haletant et tremblant, à un chauffeur de taxi qui,
ayant pitié de son minable client, ne te fera jamais payer la course -tu avais
prévenu que tu n’avais ni argent ni domicile fixe-, te conduit à l’hôpital
Beaujon ou tu reçois les soins nécessaires pour une intoxication due à ton abus
de stupéfiants et tu dois même être mis à l’isolement, sous surveillance, tant ton
état nerveux est apparu inquiétant à l’interne de service.
Petit Parisien - 19/07/1931 - BNF |
Il faudra deux mois pour te
requinquer afin que tu puisses comparaître, le 17 avril 1931, devant la 14e
chambre correctionnelle pour escroquerie… même si l’affaire est reportée, tu n’échapperas
pas à la justice et, depuis que le tout Paris a pris connaissance de ta
déchéance, les plaintes se multiplient… Une fleuriste réclame 6 500 F pour
des bouquets de violettes, un fourreur 33 000 F pour un manteau en
zibeline, un vendeur de voiture 90 000 F, un hôtel 107 000 F etc.
Tu ne daignes même plus te
présenter aux comparutions et ton avocat, Maître Torrès, doit te faire rechercher…
Il faut dire que les condamnations pleuvent : 3 mois de prison avec amende
pour chèques sans provision, 6 mois avec amende pour escroqueries et une
condamnation à 2 000 F d’amende pour infraction aux lois sur les
substances vénéneuses. Ton avocat va faire appel de toutes ces condamnations ainsi
que de celles qui vont suivre… elles seront toutes confirmées… certaines
peines, toutefois, seront confondues mais tu auras tout de même pas loin d’un
an à passer en prison… finalement, tu passeras moins de temps que prévu derrière
les barreaux car tu vas être mis en liberté provisoire sauf que d’autres
affaires te rattrapent et que tu ne comparais plus devant le juge… tu es
condamné par défaut par le tribunal correctionnel et malgré les oppositions et
l’appel de ton avocat, les condamnations
sont confirmées et, comme tu ne te présentes toujours pas, c’est un inspecteur
de police qui vient te chercher le 10 mars 1934 dans un hôtel miteux du passage
Elysées des Beaux Arts dans le 18e arrondissement de Paris.
Dès ton retour en liberté, tu
reprends tes habitudes et tu seras encore et toujours condamné pour détention
illicite d’héroïne…
Et puis, contre toute attente, tu
décroches un emploi à la mairie de Chelles en Seine-et-Marne, ville dans laquelle
tu es hébergé par un ancien mécanicien -et/ou un ami héroïnomane ferrailleur-
du temps de ta splendeur… lorsque tu t’essayais à battre des records de vitesse
au volant de tes ruineuses Bugatti… Mais
bon, la rémunération qui t’est allouée par la municipalité de Chelles ne semble
pas suffisante et, en 1941, tu es une fois de plus arrêté et écroué à la prison
de Meaux… Il faut dire que tu as été condamné à 13 mois de prison pour
escroqueries au préjudice de la mairie de Chelles et à 6 mois de prison et 200
F d’amende pour détention et usage d’héroïne.
Pauvre Bertrand, tu n’es plus qu’une
épave échouée sur le rivage poussiéreux du fleuve tumultueux que l’on nomme
Vie.
Je ne sais pas chez qui, ou dans
quel institut de charité, tu passes tes derniers jours mais, à 44 ans
seulement, tu quittes définitivement la vie terrestre qui, de toute façon, n’a
jamais vraiment voulu de toi, le 22 février 1943.
Non Bertrand de Faucigny, prince
de Lucinge, mon esprit ne reviendra jamais rencontrer le tien dans ces tristes limbes
et je ne suis pas certaine que cette visite t’ouvre les portes de la
rédemption.
Je te dis adieu car j’ai encore
ma barque à mener sur terre et si, jusqu’à présent, j’ai su éviter tous les
écueils sur lesquels tu t’es si cruellement blessé, je ne suis pas à l’abri d’un
faux pas si je ne reste pas vigilante
Catherine Livet
Ce texte est écrit dans le cadre du #RDVAncestral de juillet 2020
Sources/Bibliographie :
- Souvenirs du prince Jean-Louis de Faucigny-Lucinge,
- archives de Paris,
- archives du Val-de-Marne,
- archives des Côtes d'Armor,
- Presse ancienne,
- Gallica,
- YouTube
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"de la généalogie à l'écriture" pour qu'ensemble nous avancions nos projets de récits de vie.
Quelle déchéance ! Quelle triste fin de parcours pour Bertrand. On assiste un peu impuissant à cette descente aux enfers...
RépondreSupprimerMerci Sébastien. Bah oui... on peut rien pour lui... Il s'est mis tout seul dans la mouise mais, moi aussi j'aurais aimé pouvoir l'aider.
SupprimerQuel final ! Voici une biographie dont j'ai suivi les différents épisodes avec beaucoup de plaisir. Dommage que la fin en soit si misérable...
RépondreSupprimerMerci Christelle.
SupprimerOui, "misérable" c'est exactement le mot qu'il faut. Ah sacré Bertrand !
triste pour ce beau prince charmant !
RépondreSupprimerQuelle spirale mortifère ! Ce récit d’une vie était passionnant.
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