Galère : au bagne de Toulon

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J'aime ces instants étranges, ces flirts avec la mort où mon esprit décide de quitter mon enveloppe charnelle qu'il juge devenue inutile ; il virevolte un instant avant de s'élever, de traverser plafonds et toiture puis file droit vers un endroit où mon corps ne pourra jamais aller... Il est parti, là-bas où le présent n'existe pas, où futur et passé se rejoignent... il veut savoir ce qu'a été la vie de Pierre (Joseph) Delmotte né en 1807 à La Vallée aux Bleds dans l'Aisne et qui semble avoir été absent du domicile conjugal après qu'il ait déclaré le premier enfant que sa jeune épouse, Célestine Rahïr, lui ait donné en 1829... d'autres enfants sont nés ensuite mais Pierre Delmotte n'était jamais là pour les inscrire à la mairie de Lerzy où la famille habite... et puis les enfants sont devenus grands et les filles se sont mariées... le père toujours absent... et pour cause, il est détenu à Toulon ce port méditerranéen de galères devenu port de bagne...

Ah te voila Pierre ! Il n'est pas très facile de te retrouver parmi les 4 305 détenus  - dont 1 200 condamnés à perpétuité - du bagne où tu es pensionnaire en cette année 1836... Tu as été condamné à 8 ans de travaux forcés pour vols qualifiés... comme la peine semble lourde ! Oui mais, tu ne me dis pas tout, tu es un récidiviste et la justice n'aime pas cela du tout ! Ta première condamnation remonte à 1827, tu avais dérobé quelques objets, ce qui t'a valu de connaître la prison pour 3 mois puis, en 1828, tu t'es marié et ton fils est né neuf mois plus tard et l'on a cru que tu t'étais rangé mais te voila devant le juge, dès 1830, qui te condamne à un mois de prison pour escroquerie... et puis voila, tu t'es refait pincer et tu as été présenté, une nouvelle fois, au tribunal et cette fois, le juge n'a montré aucune clémence et tu as été condamné à la peine infamante des travaux forcés...

Exposition - "Histoire des bagnes" - Zaccone - BNF
Et je te vois, sur la place publique, exposé aux regards de la population ; une pancarte, écrite en caractères bien lisibles, informe les badauds qui se pressent de la nature de ta peine et détaille tes méfaits, mais elle donne aussi ton nom, ta profession et ton adresse...
Et tu vas rester là pendant une heure pour que le plus grand nombre puisse venir te scruter, te moquer, peut-être t'insulter et te cracher dessus... et puis la foule va se faire plus dense encore ; pas une, pas un ne veut manquer le spectacle offert à la fin de cette exhibition sordide... C'est le moment... tu oublies la foule que, sûrement, tu as crânement invectivée, il n'y a qu'un instant encore... tu tentes de te débattre, de te défaire de tes entraves... tu sais pourtant que tes efforts seront vains, tu connais parfaitement ce qui va arriver... On t'arrache ta chemise, on te maintient la tête baissée... ton corps se raidit... et, d'un coup assuré, dans un crépitement inquiétant et une odeur de cuir brûlé, sous les yeux écarquillés des enfants qui restent bouche bée ou qui hurlent leur effroi, on t'applique le fer rougi aux feux de l'enfer sur l'épaule droite... Jusqu'à la mort, la marque boursouflée "TF" fera corps avec toi... Jamais tu ne pourras oublier que tu as été condamné aux Travaux Forcés... jamais tu ne pourras cacher à qui que ce soit ta flétrissure...

La chaîne - "Histoire des bagnes" - Zaccone - BNF

Mais ce n'est pas fini, ton voyage ne fait que commencer... tu vas maintenant connaître la chaîne qui débute par cette cravate d'acier dont la ficelle, cette courte chaîne qui y est attachée, va te lier à une
lourde chaîne centrale qui, comme une colonne vertébrale, va devenir le fil directeur de tous les détenus qui, comme toi, y sont attachés... celle qui te liera à tes compagnons durant le long voyage que tu vas effectuer à pied, en charrette et en bateau...
Fais fi de la crasse, de la puanteur des maladies qui courent le long de cette chaîne de mort ; marche, avance sans te poser de questions, ne trébuche pas, ne te prend pas les pieds dans la chaîne qui les entrave, ne tombe pas... ce seraient les coups de trique des argousins qui te relèveraient... et tu serais maudit par tes compagnons d'infortune dont certains se sont déjà montrés bien plus cruels que toi... car vous êtes tous mêlés et empêtrés dans les chaînes de ces galères des temps modernes ; celui qui a volé un chou dans un champ pour nourrir sa progéniture se retrouve uni, pour le pire, à celui qui a tué père et mère... 
Grimpe dans cette charrette, repose-toi, les jambes pendantes, battant les flancs de bois dur de l'extérieur de ce char de misère, contre cet autre enchaîné qui te tourne le dos... abruti par ce voyage inhumain, anesthésié par le rythme lent imposé par les puissants bœufs qui avancent droit devant eux, sans avoir conscience qu'ils te mènent à l’abattoir, tu ne ressens même plus les cahots des chemins mal entretenus... tu ne penses plus, tu ne désires plus rien... Tu descends de cette charrette quand on te le dit, tu montes dans ce bateau sans toit lorsqu'on te l'ordonne... tu manges la mauvaise et trop légère pitance que l'on te sert ; tu dors dans une proximité malsaine, couché, dans une grange ouverte aux quatre vents, sur une mince couche de paille puante du mélange des odeurs d'excréments, de sueur et de malheurs ; tes membres s’emmêlent avec ceux de tes compagnons qui ronflent, bâillent et bavent sur toi ; ta tête repose sur l'épaule d'un autre devenue comme un dur oreiller inconfortable...

Tu ne sais pas le jour qu'il est, tu ne sais plus depuis quand tu es parti, tu n'as plus aucun souvenir de rien, mais le bruit court, il paraît que vous êtes arrivés... et oui, c'est vrai, tu y es ! Voici Toulon et ce bagne où ta vie maintenant va s'écouler... tu es devant les portes de la ville... des malheureux, des fripiers, attendent depuis longtemps déjà, avides de faire une bonne affaire... Comme les autres, tu quittes les hardes dont tu peux te débarrasser... on t'a même partiellement déchaîné pour t'inciter à le faire... tu étais parti sans ballot et te voici à présent dépouillé de tes haillons... y aurait-il ici de plus misérables que toi pour te donner quelques piécettes contre tes guenilles pestilentielles... Que va-t-il arriver désormais ? Vas-tu vivre ainsi, à moitié nu, affamé, grelottant de fièvre, couvert de vermine ? 

Ne te pose pas trop de questions Pierre, n'aie pas peur de la solitude, la déveine est vraiment ta plus fervente amante ; dévouée, elle te suivra jusqu'au bout de ta vie et...  L'administration a tout prévu...
Ton destin est scellé comme la cravate de fer à ton cou, il est écrit à l'encre indélébile sur ton épaule... Tu n'y échapperas pas !

je ne peux pas rester plus longtemps avec toi, je te laisse négocier tes loques pendant que je regagne le siècle où mon corps m'attend, mais je te le promets, nous nous reverrons bien vite, car même si je ne peux rien changer à ta vie qui est, de toute façon, derrière nous, je peux t'apporter ma compassion même si jamais tu n'auras ma miséricorde.

Catherine Livet

Ce texte est écrit dans le cadre du #RDVAncestral du mois de novembre 2020 ; il fait écho à la lettre G pour Galère de mon #ChallengeAZ.
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 Ces deux parutions sont des éléments de mon prochain roman dont la sortie est prévue fin  2024, début 2025 "Galère - de Rahïr à Merda"


6 commentaires:

  1. Quelle vie que cette vie de bagnard ! certains l'ont peut être méritée mais parfois condamnés pour si peu !

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    1. Oui, la justice était parfois bien sévère. J'en ai plusieurs dans ma généalogie, malheureux condamnés pour des broutilles à des peines terribles.

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  2. A-t-il survécu à ces 8 ans de travaux forcés ? Quand pourrons-nous lire la suite ?

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    1. Justement, la réponse à votre question se trouve dans la suite... mais je ne connais pas encore la date de sortie de cette terrible histoire.

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  3. Excellent votre audio !

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Merci pour cette lecture.
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