En cette tranquille soirée, je ne sais pas pour quelle raison, j’ai eu envie d’ouvrir la « boîte à souvenirs » et je m’attarde sur les photographies dont certaines sont bien jaunies… je passe rapidement sur celles dont plus personne ne se souvient des figurants mais je me concentre sur les clichés qui représentent mes ancêtres, parfaitement identifiés, et doucement, ces vieilles photographies semblent s’animer… mon esprit fécond s’échappe de mon corps et part à la rencontre d’une dame qui lui est si familière tant il a entendu parler d’elle…
Thérèse Livet - Paris 1899 |
Bonjour Thérèse, mais oui, je vous connais… ou presque… vous êtes la mère du grand-père de mon père, René… vous souvenez-vous ? Bien entendu… il ne peut pas en être autrement ! Vous êtes née le 17 octobre 1855 en fin d’après-midi au domicile de vos parents à Goupillières alors en Seine-et-Oise et aujourd’hui dans les Yvelines. Vous êtes la dernière enfant arrivée dans cette maison dont l’aînée a déjà 17 ans, on vous donne les prénoms de Thérèse et de Lucie, pour une raison qui m’échappe mais par une habitude qui semble avoir été bien répandue à votre époque, on change votre prénom usuel pour vous appeler Julie. Je me suis toujours posé un tas de questions au sujet de vos parents et surtout de votre père mais il faut dire que j’ai commencé à me poser le même genre de questions au sujet de son père à lui, votre grand-père que, sans doute, vous n’avez pas connu… d’ailleurs, avez-vous réellement connu votre père ?
Schéma pour situer les personnages dont il est ici question |
Lors de votre arrivée sur terre, les Livet sont implantés dans la région depuis quelques 225 ans alors, évidemment, ils ont fini par bien s’installer… sauf votre grand-père, Charles, qui ne sait même pas signer… mais bon, le clan des Livet est déjà formé depuis longtemps et jamais Charles ne sera abandonné par la famille qui va toujours veiller sur lui, ce sera principalement son frère Jacques, omniprésent au sein du clan mais aussi du village de Goupillières, qui va s’occuper de votre grand-père qui sera, après le décès de Jacques, pris en charge par ses neveux. Votre grand-père, veuf à deux reprises, s’est marié trois fois dont la dernière avec une femme qui avait été abandonnée à la naissance et élevée par l’Hospice Royal de Versailles. Votre père, François Frédéric, est né du premier mariage de votre grand-père qui est célébré alors qu’il n’a même pas 20 ans et que la fiancée Anne Chevalier, votre grand-mère que vous n’avez donc pas commue, a déjà 32 ans et 11 mois ! François Frédéric n’est pas né à Goupillières mais à deux ou trois kilomètres, dans une ferme isolée, au hameau de Miherou(t), dépendance du village d’Hargeville, le 21 août 1817. Comme son père l’avait fait avant lui, votre père se marie alors qu’il n’a pas encore 20 ans et votre mère, Marie Louise Bernard, est sensiblement plus âgée que lui puisqu’elle est née le 05 avril 1813 à Septeuil, village dans lequel le mariage est fêté le 04 juillet 1837 ; c’est votre grand-oncle, Jacques, qui est témoin du mariage de vos parents et, nous apprenons que votre père ne sait pas plus signer que son père ! Oui, bien sûr, bien des personnes encore à cette époque, ne savaient pas signer… mais tous les Livet, depuis des générations, même les femmes, savaient le faire... sauf votre père et votre grand-père… Et puis un autre événement va marquer votre enfance, et la encore je vais me poser beaucoup de questions sans trouver une seule réponse : votre mère va prendre ses cliques et ses claques, en l’occurrence vous et votre frère né à la fin de l’année 1851 pourtant, elle n’a pas même un métier… Cette séparation survient donc entre votre naissance et l’année 1861 où nous vous retrouvons installés à Hargeville où, dès qu’il en aura l’âge, votre frère Augustin sera placé comme domestique chez François Pelletier qui est propriétaire et maire du village. Vos parents auraient-ils divorcé si la loi l’avait permis ? En tous les cas, ils seront légalement séparés de corps et de biens. Puis, peut-être malade, votre mère ira s’installer à Arnouville les Mantes, où elle décédera en 1870, chez votre sœur Eulalie et son mari Aimé Barbier, couple qui va jouer un rôle certain dans la vie des Livet. Comme votre sœur Eulalie l’avait été lors de la séparation de vos parents, vous êtes placée comme domestique mais, si nous savons qu’avant son mariage Eulalie travaillait à Goupillières chez Marie Madeleine Frichot veuve Simon, rentière de 74 ans, nous ne savons rien de votre employeur. Nous ne retrouvons trace de vous que le jour de Noël 1873 où vous donnez naissance, à l’hôpital de Versailles où vous avez été conduite, à un garçon que vous prénommez Noé, né de père non dénommé, vous reconnaîtrez cet enfant comme le votre le 06 janvier suivant et ces actes nous apprennent que vous êtes domestique au 03 boulevard du Roi sans cependant que nous sachions le nom de votre employeur. Ensuite, assez rapidement, vous allez confier votre fils à votre sœur Eulalie et vous aller tenter votre chance à Paris, tout en restant domestique, où vous allez faire la connaissance de Jean Berroy qui est employé, très certainement dans une entreprise de nettoyage ; Il est né le 22
Rue St-Julien le Pauvre vue de la rue Galande - vers 1865 |
novembre 1848 à Paris de Antonie et de Marguerite Colombier et vous allez vivre avec lui dans un petit appartement du 21 rue Galande dans le 5e arrondissement avant de nous convier à vos noces qui sont célébrées dans ce même arrondissement de la capitale le 1er décembre 1877. Votre témoin, votre frère aîné Denis, est veuf depuis le 05 mars 1877 de Félicie Augustine Thubeuf, décédée à l’âge de 19 ans, qu’il avait épousée le 06 novembre 1875 ; avant son mariage, il vivait chez votre sœur Eulalie à Arnouville dans les Yvelines.
Chantier du Sacré Coeur |
Vous allez rapidement devenir une véritable parisienne et je dois vous avouer que moi, la parigote à la gouaille facile, je vous jalouse d’avoir assisté à la naissance de ce Paris que les touristes du monde entier nous envient car, peu de temps avant votre installation en ses murs, Paris a été incendié, martyrisé, ruiné… J’ai toujours connu le Sacré-Cœur et n’ai jamais su apprécier son symbolisme mais pour vous, il en est tout autrement, vous avez vécu la guerre de 1870 et surtout vous avez connu, de très près, les évènements qui ont ensanglanté Paris car si vous n’étiez pas encore installée intra-muros, c’est que vous étiez à Versailles… Alors, Communard ou Versaillais, c’est bien d’eux dont le Sacré-Cœur parle à qui sait l’écouter ; le Sacré-Cœur se dresse sur la butte Montmartre pour faire oublier l’insurrection qui a débuté le 18 mars 1871 après que le Gouvernement ait tenté de confisquer les canons de la Garde Nationale ; il a été construit sur le sol rougi du sang versé par les victimes de la « Semaine sanglante »… sa construction a même été déclarée d’utilité publique… Les travaux qui débutent en 1875, financés en grande partie par des dons, seront colossaux et dureront pratiquement aussi longtemps que vous allez vivre à Paris… Combien de fois, Thérèse, êtes-vous allé vous promener à Montmartre
pour constater l’avancée des travaux ? Y avez-vous amené vos enfants pour leur raconter l’histoire de la Commune de Paris ? Savez-vous qu’une branche de la famille de ma mère, que bien entendu vous n’avez pas connue, a été prise de plein fouet dans la tourmente de cette « Semaine sanglante » et que l’un de ses ancêtres s’est vidé de son sang sur les barricades devant ses frères et leur père ? Savez-vous que d’autres individus apparentés à ma mère ont eu la vie sauve mais se sont retrouvés déportés en Nouvelle Calédonie mais aussi que l’épouse de l’un d’eux, une cantinière devenue héroïne de « l’année terrible », a été décorée de la Médaille Militaire… ironie du sort, c’est le même Général Vinoy qui décore cette femme le 19 janvier 1871 et qui arrête son époux le 28 mai suivant.
Liberté, entièrement construite en France, la structure ayant été imaginée par Monsieur Eiffel, mais qui va être livrée aux Etats-Unis où un socle gigantesque l’attend… En tout cas, vous vous êtes interrogée devant la tête de la statue qui a été installée sur le Champs-de-Mars pour l’exposition universelle de 1878. Qu’avez-vous pensé devant ce, du moins par la taille, monstrueux visage ? Avez-vous réussi à imaginer toutes les pièces assemblées pour constituer cette statue de plus de 46 mètres de haut, voir 93 si on prend la mesure de la base du socle sur lequel elle est érigée jusqu’à la torche levée, conquérante, face au monde ?
Le premier enfant issu de votre mariage, Louis Désiré, naît le 17 décembre 1879, toujours rue Galande mais au n° 24 et, d’employé, Jean Berroy est devenu entrepreneur en nettoyage. Ensuite va naître une fille, celle qui deviendra l’étrange mais particulièrement attachante Marie Joséphine qui naît le 06 juillet 1883 mais dans le 4e arrondissement où vos pas vous ont conduits au 35 de la rue des Blancs Manteaux… il faut dire que, même si vous changez d’arrondissement, vous n’êtes pas très loin de votre ancien domicile.
Quand j’y pense Thérèse, j’ai du mal a y croire… Vous avez assisté à un événement si extraordinaire que l’on en parle encore de nos jours, il a déplacé les foules et le clou de cette magnifique, de cette enchanteresse exposition universelle continue à faire converger le monde sur notre rectiligne Champs-de-Mars. La France s’exhibe, se met en avant, expose son savoir-faire et ses colonies et les visiteurs, médusés, ne peuvent qu’être séduits par ces extraordinaires constructions métalliques dont le symbole restera pour l’éternité -peut-être- cette fameuse Tour Eiffel qui exerce toujours, à mon époque, une
fascination certaine sur les touristes. Je me demande bien ce que vous avez pensé lorsque vous avez découvert cette immensité de métal qui a donné lieu à bien des polémiques et à une querelle vive entre des artistes de renom de l’époque et l’architecte Eiffel ; Les artistes en question protestaient surtout contre la conservation de la tour pendant vingt ans, pas pour sa construction, en critiquant sa laideur et son gigantisme qui allait écraser toutes les beautés de Paris et en condamnant son inutilité. Gustave Eiffel répond aux critiques dans un article paru dans le journal « Le Temps » du 14 février 1887, il dit que sa tour sera élégante et saura séduire la foule et qu’elle sera très utile et en effet, dès sa conception, des laboratoires ont été prévus à chaque étage et des expériences de toutes les sortes seront menées… La Tour Eiffel sera un formidable paratonnerre ainsi qu’une extraordinaire station de météorologie mais aussi un point d’observation unique que les services du ministère de la guerre ne manqueront pas d’utiliser, ils feront d’ailleurs des essais de télégraphie optique et même des expériences de communication par télégraphie sans fil, sans compter les essais de parachutes etc.
Les attractions et les possibilités de cultiver votre esprit ne manquent vraiment pas en ce Paris trépidant et grouillant d’alors mais ce qui est le plus important pour vous maintenant, est la naissance de votre troisième enfant issu de votre mariage, Emile Auguste ; vous êtes revenus vous installer à deux pas de la rue Galande et c’est au 5 rue du Petit-Pont que le bébé vient au monde le 08 avril 1890. Bien entendu, durant tout ce temps, votre aîné, Noé vit avec vous.
Jean Berroy a développé une clientèle fidèle, il travaille bien, il est apprécié… la vie est agréable, tout vous sourit… les enfants grandissent sans problème, la santé des uns et des autres est bonne et puis, nous arrivons en ce matin du 20 novembre 1892… il fait un peu froid alors, vous préparez une bonne grosse chemise de flanelle pour votre entrepreneur de mari. Il n’est pas encore six heures du matin que Jean Berroy tire et pousse sa voiture à bras sur les pavés humides et glissants de la rue du Petit Pont. Bon, il lui faut maintenant se rendre chez son fidèle client qui dit à tous ceux qui veulent bien l’écouter que Jean Berroy est le meilleur laveur de vitres de tout Paris... Il n’y en a pas pour longtemps, ce n’est pas très loin... une dizaine de minutes tout au plus... tout irait bien si cette humidité ambiante ne finissait pas par lui engourdir les membres… Pour la troisième fois, il descend de son échelle pour la déplacer et remonte, il est à hauteur du second étage du 171 de la Galerie Valois dans le premier arrondissement. La tête lui tourne brutalement, il se sent chavirer, dans un geste instinctif mais parfaitement inutile, il agrippe de toutes ses forces les deux montants de son échelle... il n’a pas le temps de bien comprendre ce qui se passe qu’il entend un bruit sourd suivi d’un sinistre craquement... une étrange sensation de vide le prend... il entend des cris, des pas précipités.... on le relève, on le porte jusqu’à la pharmacie du coin de la rue... il sent un liquide chaud lui couler sur le visage, dans la nuque... et puis plus rien... le commissaire de police de La Londe qui a été appelé à la rescousse ne peut que constater le décès de Jean Berroy des suites des évidentes fractures de son crâne.
Il avait 44 ans et vous voici veuve avec trois enfants dont un très jeune et votre fils Noé qui est alors apprenti boucher.
Oh là là ! Il faut que je vous quitte Thérèse, ma vie n’est pas qu’un songe, mes contemporains ont besoin de moi et mon corps, après cette longue rêverie, souffre d’inertie… Oui c’est vrai votre histoire n’est pas terminée… il est certain maintenant que je vais revenir discuter avec vous, votre vie a été bien plus riche que ce que l’on peut imaginer en regardant trop vite vos photographies.
Catherine Livet
Ce texte a été rédigé dans le cadre du #RDVAncestral, ouvert à tous
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Sources / Bibliographie
- Archives des Yvelines
- Archives de Paris
- Gallica
- La Tour de 300 m - Planches - G. Eiffel - 1900
- Presse ancienne
- Archives personnelles et souvenirs de René Livet, arrière-petit-fils de Thérèse
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