Comme c’est étrange… d’habitude
j’attends le dernier moment pour penser à mon #RDVAncestral mensuel et en fait,
je ne m’en sors pas si mal puisque je finis toujours par publier dans le temps
imparti mais en ce mois d’avril 2020 ou rien n’est comme avant puisque nous
sommes astreints à garder notre domicile, je n’ai pas réussi à me concentrer
sur la personne dont je désirais retracer une partie de vie et mon esprit a
échappé à ma volonté pour aller papillonner d’un ancêtre à l’autre avant de
daigner rencontrer celui de Bertrand de Faucigny-Lucinge à qui j’avais promis
de revenir le voir lorsqu’il serait un peu plus âgé.
Ah,
te voici devenu un vrai jeune homme Bertrand ! Comme beaucoup de Faucigny,
d’hier comme d’aujourd’hui, tes cheveux sont noirs et tes yeux d’un marron
profond, tu es beau et séduisant mais il faut que tu fasses attention à toi car
tu es asthmatique… Ton père ne jouit pas non plus d’une santé éblouissante et
souffre de quelque pathologie et la mortalité infantile a été forte parmi ses
frères. Ce sont d’ailleurs ces décès qui ont fait que ton père, Ferdinand,
sixième enfant de la fratrie composée initialement de neuf garçons, est devenu chef de la famille en
1907 au décès de Rodolphe, le dernier survivant de ses aînés. Tu n’as certainement pas beaucoup de
souvenirs de cet oncle car, surtout depuis son mariage qui, m’a-t-on dit, n’a
pas été heureux, il s’est transformé en véritable globe-trotteur alors que son
épouse, Tante Léonie, préférait les mondanités parisiennes et la villégiature
sur la côte basque plutôt qu’une vie de châtelaine à Coat-an-Noz, le domaine
que ta grand-mère, Françoise de Sesmaisons tenait de sa mère, Cécile de Kergolay et qui est maintenant la propriété de ton
père. Ce château, que je qualifie souvent d’affreux mais qui correspondait au goût à la mode à l'époque de sa restauration par ta grand-mère, a été un havre de bonheur
pour ton père et ses frères, surtout que tes grands-parents étaient très estimés des
habitants de Loc-Envel, le village encastré dans le domaine breton.
Loc-Envel - Côtes d'Armor |
Ta
tante Léonie est démesurément riche. En plus, entre autres biens, d’un bloc
d’immeubles place Vendôme à Paris, elle est propriétaire du domaine de Sceaux
aujourd’hui dans les Hauts de Seine ; elle aime la mode, l’automobile, les
voyages et les chevaux de course… Elle va réussir à se ruiner… Les goûts de ta
tante, qui étaient ceux du tout-Paris, étaient largement partagés par la
princesse de Lucinge, ta marâtre, Tante May puisque c’est ainsi que ton cousin
la nommait lorsqu’il me parlait d’elle et que je ne sais pas comment tu l’appelais
mais je présume que tu utilisais, tout comme moi, son prénom.
Charles de Faucigny - Prince de Lucinge |
Ton grand-père, Charles, dernier
témoin d’une époque révolue, décède en 1910, âgé de 86 ans environ et sa
seconde épouse va terminer sa vie à Paris. Je pense que tu as des souvenirs de lui surtout que la réputation qu'il avait d'être plutôt attentif aux enfants bien élevés est parvenue jusqu'à moi et, c'est à noter, car les enfants à l'époque où tu en étais un n'avaient pas du tout le genre de relations avec leurs parents et grands-parents que celles que les enfants de mon époque connaissent.
Comme le sien avait été, un peu malgré sa volonté, un temps député, ton père a été maire du village incrusté
dans vos terres jusqu'en 1902 époque où la laïcisation obligatoire de l’école communale de Loc-Envel
va fortement lui déplaire et le conduire à donner sa démission ; May,
titulaire d’un brevet supérieur va immédiatement créer une école libre au sein du village protégé depuis longtemps par la belle famille de Charles. Désireuse de se montrer à la hauteur de son titre si chèrement
acquis de princesse, elle fera perdurer les traditions datant des Kergolay, anciens propriétaires du château et de ses dépendances, comme la distribution, une fois par an, d’un
costume pour les garçons et de cinq mètres de tissu pour les filles ou la
distribution de dragées pour chaque baptême etc.
Ton père et sa femme, très opposés dans leurs goûts et même leurs idées, n’étaient
pas faits l’un pour l’autre et ils vont vivre en parallèle.
Lutte bretonne - Belle-Isle |
Ferdinand préférera
toujours la compagnie de ses plus jeunes frères, Gérard et Rogatien et le petit
dernier, Guy ; les quatre frères garderont toujours un très bon souvenir
de Loc-Envel où ils
vivaient librement, comme tous les enfants et jeunes de la région en allant à la chasse à la
bécasse ou à la pêche avec les villageois ; ils participaient aux fêtes de
Belle-Isle (en Terre) et attendaient avec
impatience les luttes bretonnes qui
se déroulaient non loin de la demeure familiale et ou le vainqueur pouvait
repartir avec un mouton ou même parfois avec un jeune taureau…
Les commerçants installaient des stands dans les rues, il y avait un orchestre, on dansait et on s'amusait, toutes les strates sociales confondues dans l'insouciance et la joie...
Manège pour enfants |
Je parle de ton
père et des tes oncles mais, bien évidemment, tu connais aussi ces fêtes et, enfant, tu as
caracolé joyeusement après t’être précipité vers le manège de chevaux de bois
qui ne manque jamais le rendez-vous annuel depuis plusieurs décennies.
Lorsque ton père, ses frères et
leurs parents arrivaient à Coat-an-Noz, quelques voitures attelées des
meilleurs chevaux du domaine venaient les chercher à la gare et tout ce petit
monde s’entassait joyeusement avec les très nombreuses malles et balluchons et saluait en chemin les villageois sortis,
pour l’occasion, sur le pas de leur porte…
Mais les choses ont changé et, déjà
lorsque tu étais petit, ce sont des voitures automobiles qui ont pris la place
des chevaux et les villageois n’ont plus eu le temps de vous saluer sur votre
passage lors de vos arrivées à Loc-Envel…
Le phénomène, année après année, a pris de l'ampleur et il paraît que lorsque vous êtes
présents au château, ce n’est plus qu’un bal incessant d’automobiles
pétaradantes de jour comme de nuit qui vient perturber la quiétude de la région.
Comme pour tous les membres de la famille, ton
existence est séparée en deux parties bien distinctes.
Il y a donc la vie sur les
terres bretonnes que ton grand-père Charles, qui avait eu une vie, politique
oblige, plutôt itinérante voulait ancrées dans l’histoire des Faucigny… où peut-être
l’inverse : ancrer les Lucinge dans l’histoire de Loc-Envel… Je ne pourrais
jamais le savoir car je pense que tu es le dernier qui aurait pu comprendre les
motivations de ton grand-père et même de ton père après lui mais le destin va
faire que tu vas t’éloigner très loin des idées et des sentiments de tes
ancêtres et aujourd'hui je pense que tu es incapable de m'expliquer quoi que ce soit…
La seconde facette de ton existence est celle des paillettes, des plaisirs et donc de l’argent qui
coule durant toute ta jeunesse d’une source, qui semblait intarissable, provenant de la famille de la femme
de ton père. Très jeune, tu es initié aux mondanités parisiennes où la haute bourgeoisie et
les nouveaux nobles ont su prendre la place de la noblesse ancestrale, dont tu
es issu, pour former cette nouvelle aristocratie bruyante, résolument tournée
vers les idées nouvelles et totalement décalée des réalités.
Maison Drecoll - 4 place de l'Opéra - Paris |
Le salon de Tante May est
très apprécié, elle est réputée pour son élégance ; je pense que tu le fréquentes assez tôt. Elle raffole de la soie et
de la fourrure et elle ne porte jamais deux fois la même tenue ; chaque
achat d’une robe entraîne nécessairement ceux d’une ombrelle, d’un chapeau, de
souliers, d’une ceinture, d’un sac à main, de gants, j’en oublie certainement,
assortis… Tante May est reçue avec honneurs dans toutes les maisons des grands
couturiers de la Place de l’Opéra à Paris, comme chez Drecoll qu’elle affectionne
-selon tes cousins- particulièrement et ailleurs… Tante May est une passionnée
et si elle aime les bottines en cordovan (1), elle n’en voue pas moins un véritable
amour aux pur-sang et elle va investir des sommes aujourd’hui impensables
dans une écurie fabuleuse, en quête du crack qui éblouira le monde du turf sur
laquelle la princesse va finir par régner… Il va lui falloir des années d’investissement
avant d’acheter et d’entraîner la perle rare… En fait, elle finira par en avoir
plusieurs mais je ne me souviens -on m’en a parlé, je n’ai évidemment pas connu
le fringant destrier- que de Ping-Pong ! A Vincennes, à Longchamp, à la
Touque… partout où ses chevaux courent, elle est présente, toujours dans une
tenue différente… Il paraît qu’elle a fait la fortune de ses femmes de chambre
qui revendaient les tenues qu’elle leur donnait alors qu’elle ne les portait qu’une
fois…
Tante May est une femme de son
temps et elle s’est immanquablement entichée pour la voiture automobile qui
offre tant de libertés… et comme elle ne fait décidément jamais les choses à
moitié, ce n’est pas une voiture ou deux qu’elle va acheter non, elle va se
constituer une véritable collection… L’automobile
est pourtant controversée et elle est même interdite à Trouville ; le
maire de Deauville limite la vitesse à 15 km heure en août 1909… Il faut dire
que des courses de ville à ville, qui seront pourtant très meurtrières, sont
organisées un peu partout comme en août 1897, celle qui a relié Paris à Trouville…
L’histoire de l’automobile est très liée
à celle des courses hippiques que May ne manque jamais et, il est de bon ton d’arriver
sur les hippodromes en voiture automobile… Il paraît que c’est à Deauville, justement
lors des retours des courses, que la France a connu les premiers embouteillages,
on a compté un jour d’août 1909, 2 218 automobiles contre 896
voitures hippomobiles…
Retour des courses - Deauville - vers 1910 |
Sais-tu Bertrand que, comme toi
et Tante May, je fréquente les champs de courses que vous avez connus et je
dois te dire que celui de Clairefontaine n’a pas beaucoup changé depuis le
temps où Tante May a assisté à son inauguration ? Mais contrairement à
vous, je n’utilise pas de véhicule pour aller et venir de celui de la Touque,
je ne me déplace qu’à pied lorsque je suis à Deauville intra-muros… et oui, je
me doute que tu es surpris d’entendre ce discours mais les choses évoluent et
la voiture à moteur est un peu montrée du doigt à mon époque…
Bien évidemment, ce n’était pas
le cas lorsque tu étais sur terre et la voiture roulait à vive allure vers son
apogée. Et tu as été fasciné par la machine infernale qui était pourtant fort
meurtrière comme elle l’avait démontré en foudroyant ton grand-père maternel
lui-même… mais tu étais très jeune alors et les promesses de liberté et de vitesse
qu’elle t’offrait étaient trop tentantes…
Comme Tante May, seule figure
maternelle que tu connus dans ta prime enfance, tu vas partir en quête de crack
et tu vas te lancer dans des courses effrénées mais il ne faudrait pas que le
tableau que je dresse laisse penser à mon lecteur que tu as passé ton enfance et ta jeunesse
à jouer et t’amuser car tu reçois également une solide instruction… les études sont très importantes et l’on a vu que Tante May est elle-même titulaire d’un
brevet supérieur ; ton père est un érudit qui fait de nombreuses
publications à caractère historique et je possède bien évidemment les ouvrages
signés par sa main qui ont été publiés. Tu as fréquenté les meilleures écoles
et lorsque tu séjournes dans votre demeure de Coat-an-Noz, tu bénéficies des
services dévoués, presque paternels, de l’abbé Thival qui vit toute l’année
au château et qui est le précepteur des enfants de la famille. Pour empêcher
que tu ne sois dépendant financièrement de ta future épouse, comme ce fut le
cas déjà pour ton grand-père Charles mais surtout pour ton père et ses frères,
tu es orienté vers des études utiles… Tante Léonie, que nous avons évoquée
au début de notre rencontre, a été la première -de la famille- à anticiper la
profonde mutation de la société face à la villégiature et, lors de ses séjours sur
la côte basque, qui attire alors le monde, lui est venue l’idée de se lancer
dans les affaires et a massivement investi dans un vaste projet hôtelier à
Hendaye… la famille est alors émerveillée et, il faut l’avouer, un peu envieuse…
dès lors, tu es chargé de la mission de gagner ton indépendance financière en
suivant les pas de Tante Léonie mais tu ne
le feras pas en amateur comme elle, tu vas être doté d’un solide bagage
et, après le bac, tu fréquenteras une école hôtelière.
Rolls-Royce Silver Ghost 1912 |
Mais pendant que tu rêves de
piloter la dernière Rolls-Royce présentée à la princesse de Lucinge et que tu testes
le pouvoir de séduction de tes 16 ans au son du froufrou de tes premiers bals,
les temps sont en train de changer et la situation à travers le monde va
devenir explosive…
Je te laisse jeune homme, ma
place n’est pas au milieu de la jeunesse et même si la vie est comme entre
parenthèses sur terre c’est là que je dois me trouver mais je te dis à bientôt.
LIBRAIRIE - FNAC
Ecrire un livre de famille
(1) Cuir de cheval très rare et donc très cher
Toujours aussi passionnant Catherine, nous sommes tenus en haleine par l'histoire de Bertrand. Vivement la suite !
RépondreSupprimerMerci beaucoup Christelle, toujours fidèle
RépondreSupprimerPassionnante sage ! On pourrait en faire une série télévisée.
RépondreSupprimerLa vie de château, entre autres !
RépondreSupprimerUn tourbillon cet univers, si loin, si proche à la fois, les images s'animent, les bruits nous parviennent, Bertrand grandit et ....
RépondreSupprimerTu nous tiens en haleine Catherine ! On vit ces années de Bertrand avec ces images de vie d'un autre temps... Et après ? Vivement la suite !
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